La scène est au château d’Aguas-Frescas, à trois lieues de Séville. Placement des acteurs Pour faciliter les jeux du théâtre, on a eu l’attention d’écrire au commencement de chaque scène le nom des personnages dans l’ordre où le spectateur les voit. S’ils font quelque mouvement grave dans la scène, il est désigné par un nouvel ordre de noms, écrit en marge à l’instant qu’il arrive. Il est important de conserver les bonnes positions théâtrales ; le relâchement dans la tradition donnée par les premiers acteurs en produit bientôt un total dans le jeu des pièces, qui finit par assimiler les troupes négligentes au plus faibles comédiens de société. ACTE IScène 1Figaro Dix-neuf pieds sur vingt-six. Suzanne Tiens, Figaro, voilà mon petit chapeau : le trouves-tu mieux ainsi ? Figaro lui prend les mains. Sans comparaison, ma charmante. Oh ! que ce joli bouquet virginal, élevé sur la tête d’une belle fille, est doux, le matin des noces, à l’œil amoureux d’un époux ! … Suzanne se retire. Que mesures-tu donc là, mon fils ? Figaro Je regarde, ma petite Suzanne, si ce beau lit que Monseigneur nous donne aura bonne grâce ici. Suzanne Dans cette chambre ? Figaro Il nous la cède. Suzanne Et moi, je n’en veux point. Figaro Pourquoi ? Suzanne Je n’en veux point. Figaro Mais encore ? Suzanne Elle me déplaît. Figaro On dit une raison. Suzanne Si je n’en veux pas dire ? Figaro Oh ! quand elles sont sûres de nous ! Suzanne Prouver que j’ai raison serait accorder que je puis avoir tort. Es-tu mon serviteur ; ou non ? Figaro Tu prends de l’humeur contre la chambre du château la plus commode, et qui tient le milieu des deux appartements. La nuit, si madame est incommodée, elle sonnera de son côté ; zeste, en deux pas tu es chez elle. Monseigneur veut-il quelque chose : il n’a qu’à tinter du sien ; crac, en trois sauts me voilà rendu. Suzanne Fort bien ! Mais quand il aura tinté le matin, pour te donner quelque bonne et longue commission, zeste, en deux pas, il est à ma porte, et crac, en trois sauts… Figaro Qu’entendez-vous par ces paroles ? Suzanne Il faudrait m’écouter tranquillement. Figaro Eh, qu’est-ce qu’il y a ? bon Dieu ! Suzanne Il y a, mon ami, que, las de courtiser les beautés des environs, monsieur le comte Almaviva veut rentrer au château, mais non pas chez sa femme ; c’est sur la tienne, entends-tu, qu’il a jeté ses vues, auxquelles il espère que ce logement ne nuira pas. Et c’est ce que le loyal Bazile, honnête agent de ses plaisirs, et mon noble maître à chanter, me répète chaque jour, en me donnant leçon. Figaro Bazile ! ô mon mignon, si jamais volée de bois vert, appliquée sur une échine, a dûment redressé, la moelle épinière à quelqu’un… Suzanne Tu croyais, bon garçon, que cette dot qu’on me donne était pour les beaux yeux de ton mérite ? Figaro J’avais assez fait pour l’espérer. Suzanne Que les gens d’esprit sont bêtes ! Figaro On le dit. Suzanne Mais c’est qu’on ne veut pas le croire. Figaro On a tort. Suzanne Apprends qu’il la destine à obtenir de moi secrètement, certain quart d’heure, seul à seule, qu’un ancien droit du seigneur… Tu sais s’il était triste ! Figaro Je le sais tellement, que si monsieur le Comte, en se mariant, n’eût pas aboli ce droit honteux, jamais je ne t’eusse épousée dans ses domaines. Suzanne Eh bien, s’il l’a détruit, il s’en repent ; et c’est de ta fiancée qu’il veut le racheter en secret aujourd’hui. Figaro, se frottant la tête. Ma tête s’amollit de surprise, et mon front fertilisé… Suzanne Ne le frotte donc pas ! Figaro Quel danger ? Suzanne, riant. S’il y venait un petit bouton, des gens superstitieux… Figaro Tu ris, friponne ! Ah ! s’il y avait moyen d’attraper ce grand trompeur, de le faire donner dans un bon piège, et d’empocher son or ! Suzanne De l’intrigue et de l’argent, te voilà dans ta sphère. Figaro Ce n’est pas la honte qui me retient. Suzanne La crainte ? Figaro Ce n’est rien d’entreprendre une chose dangereuse, mais d’échapper au péril en la menant à bien : car d’entrer chez quelqu’un la nuit, de lui souffler sa femme, et d’y recevoir cent coups de fouet pour la peine, il n’est rien plus aisé ; mille sots coquins l’ont fait. Mais… (On sonne de l’intérieur.) Suzanne Voilà madame éveillée ; elle m’a bien recommandé d’être la première à lui parler le matin de mes noces. Figaro Y a-t-il encore quelque chose là-dessous ? Suzanne Le berger dit que cela porte bonheur aux épouses délaissées. Adieu, mon petit Fi, Fi, Figaro ; rêve à notre affaire. Figaro Pour m’ouvrir l’esprit, donne un petit baiser. Suzanne À mon amant aujourd’hui ? Je t’en souhaite ! Et qu’en dirait demain mon mari ? (Figaro l’embrasse.) Suzanne Hé bien ! hé bien ! Figaro C’est que tu n’as pas d’idée de mon amour. Suzanne, se défripant. Quand cesserez-vous, importun, de m’en parler du matin au soir ? Figaro, mystérieusement. Quand je pourrai te le prouver du soir jusqu’au matin. (On sonne une seconde fois.) Suzanne, de loin, les doigts unis sur sa bouche. Voilà votre baiser, monsieur ; je n’ai plus rien à vous. Figaro court après elle. Oh ! mais ce n’est pas ainsi que vous l’avez reçu. Scène 2La charmante fille ! toujours riante, verdissante, pleine de gaieté, d’esprit, d’amour et de délices ! mais sage ! (Il marche vivement en se frottant les mains.) Ah ! Monseigneur ! mon cher Monseigneur ! vous voulez m’en donner… à garder ? Je cherchais aussi pourquoi m’ayant nommé concierge, il m’emmène à son ambassade, et m’établit courrier de dépêches. J’entends, monsieur le Comte ; trois promotions à la fois : vous, compagnon ministre ; moi, casse-cou politique, et Suzon, dame du lieu, l’ambassadrice de poche, et puis ; fouette courrier ! Pendant que je galoperais d’un côté, vous feriez faire de l’autre à ma belle un joli chemin ! Me crottant, m’échinant pour la gloire de votre famille ; vous, daignant concourir à l’accroissement de la mienne ! Quelle douce réciprocité ! Mais, Monseigneur, il y a de l’abus. Faire à Londres, en même temps, les affaires de votre maître et celles de votre valet ! représenter à la fois le Roi et moi dans une Cour étrangère, c’est trop de moitié, c’est trop. – Pour toi, Bazile ! fripon mon cadet ! je veux t’apprendre à clocher devant les boiteux ; je veux… Non, dissimulons avec eux, pour les enferrer l’un par l’autre. Attention sur la journée, monsieur Figaro ! D’abord avancer l’heure de votre petite fête, pour épouser plus sûrement ; écarter une Marceline qui de vous est friande en diable ; empocher l’or et les présents ; donner le change aux petites passions de monsieur le Comte ; étriller rondement monsieur du Bazile, et… Scène 3Figaro s’interrompt. Héééé, voilà le gros docteur : la fête sera complète. Hé ! bonjour, cher docteur de mon cœur ! Est-ce ma noce avec Suzon qui vous attire au château ? Bartholo, avec dédain. Ah ! mon cher monsieur, point du tout. Figaro Cela serait bien généreux ! Bartholo Certainement, et par trop sot. Figaro Moi qui eus le malheur de troubler la vôtre ! Bartholo Avez-vous autre chose à nous dire ? Figaro On n’aura pas pris soin de votre mule ! Bartholo, en colère. Bavard enragé ! laissez-nous. Figaro Vous vous fâchez, docteur ? Les gens de votre état sont bien durs ! Pas plus de pitié des pauvres animaux… en vérité… que si c’était des hommes ! Adieu, Marceline avez-vous toujours envie de plaider contre moi ? Pour n’aimer pas, faut-il qu’on se haïsse ? Je m’en rapporte au docteur. Bartholo Qu’est-ce que c’est ? Figaro Elle vous le contera de reste. (Il sort.) Scène 4Bartholo le regarde aller. Ce drôle est toujours le même ! Et à moins qu’on ne l’écorche vif, je prédis qu’il mourra dans la peau du plus fier insolent… Marceline le retourne. Enfin, vous voilà donc, éternel docteur ! toujours si grave et compassé, qu’on pourrait mourir en attendant vos secours, comme on s’est marié jadis, malgré vos précautions. Bartholo Toujours amère et provocante ! Hé bien, qui rend donc ma présence au château si nécessaire ? Monsieur le Comte a-t-il eu quelque accident ? Marceline Non, docteur. Bartholo La Rosine, sa trompeuse Comtesse, est-elle incommodée, Dieu merci ? Marceline Elle languit. Bartholo Et de quoi ? Marceline Son mari la néglige. Bartholo, avec joie. Ah ! le digne époux qui me venge ! Marceline On ne sait comment définir le Comte ; il est jaloux et libertin. Bartholo Libertin par ennui, jaloux par vanité ; cela va sans dire. Marceline Aujourd’hui, par exemple, il marie notre Suzanne à son Figaro, qu’il comble en faveur de cette union… Bartholo Que Son Excellence a rendue nécessaire ! Marceline Pas tout à fait ; mais dont Son Excellence voudrait égayer en secret l’événement avec l’épousée… Bartholo De monsieur Figaro ? C’est un marché, qu’on peut conclure avec lui. Marceline Bazile assure que non. Bartholo Cet autre maraud loge ici ? C’est une caverne ! Hé ! qu’y fait-il ? Marceline Tout le mal dont il est capable. Mais le pis que j’y trouve est cette ennuyeuse passion qu’il a pour moi depuis si longtemps. Bartholo Je me serais débarrassé vingt fois de sa poursuite. Marceline De quelle manière ? Bartholo En l’épousant. Marceline Railleur fade et cruel, que ne vous débarrassez-vous de la mienne à ce prix ? Ne le devez-vous pas ? Où est le souvenir de vos engagements ? Qu’est devenu celui de notre petit Emmanuel, ce fruit d’un amour oublié, qui devait nous conduire à des noces ? Bartholo ôtant son chapeau. Est-ce pour écouter ces sornettes que vous m’avez fait venir de Séville ? Et cet accès d’hymen qui vous reprend si vif… Marceline Eh bien ! n’en parlons plus. Mais, si rien n’a pu vous porter à la justice de m’épouser, aidez-moi donc du moins à en épouser un autre. Bartholo Ah ! volontiers : parlons. Mais quel mortel abandonné du ciel et des femmes ? … Marceline Eh ! qui pourrait-ce être, docteur, sinon le beau, le gai, l’aimable Figaro ? Bartholo Ce fripon-là ? Marceline Jamais fâché, toujours en belle humeur ; donnant le présent à la joie, et s’inquiétant de l’avenir tout aussi peu que du passé ; sémillant, généreux ! généreux… Bartholo Comme un voleur. Marceline Comme un seigneur. Charmant enfin : mais c’est le plus grand monstre ! Bartholo Et sa Suzanne ? Marceline Elle ne l’aurait pas, la rusée, si vous vouliez m’aider, mon petit docteur, à faire valoir un engagement que j’ai de lui. Bartholo Le jour de son mariage ? Marceline On en rompt de plus avancés : et, si je ne craignais d’éventer un petit secret des femmes ! … Bartholo En ont-elles pour le médecin du corps ? Marceline Ah ! vous savez que je n’en ai pas pour vous. Mon sexe est ardent, mais timide : un certain charme a beau nous attirer vers le plaisir, la femme la plus aventurée sent en elle une voix qui lui dit : Sois belle, si tu peux, sage si tu veux ; mais sois considérée, il le faut. Or, puisqu’il faut être au moins considérée, que toute femme en sent l’importance, effrayons d’abord la Suzanne sur la divulgation des offres qu’on lui fait. Bartholo Où cela mènera-t-il ? Marceline Que, la honte la prenant au collet, elle continuera de refuser le Comte, lequel, pour se venger, appuiera l’opposition que j’ai faite à son mariage : alors le mien devient certain. Bartholo Elle a raison. Parbleu ! c’est un bon tour que de faire épouser ma vieille gouvernante au coquin qui fit enlever ma jeune maîtresse. Marceline, vite. Et qui croit ajouter à ses plaisirs en trompant mes espérances. Bartholo, vite. Et qui m’a volé dans le temps cent écus que j’ai sur le cœur. Marceline Ah ! quelle volupté ! … Bartholo De punir un scélérat… Marceline De l’épouser, docteur, de l’épouser ! Scène 5Suzanne, un bonnet de femme avec un large ruban dans la main, une robe de femme sur le bras. L’épouser, l’épouser ! Qui donc ? Mon Figaro ? Marceline, aigrement. Pourquoi non ? Vous l’épousez bien ! Bartholo, riant. Le bon argument de femme en colère ! Nous parlions, belle Suzon, du bonheur qu’il aura de vous posséder. Marceline Sans compter Monseigneur, dont on ne parle pas. Suzanne, une révérence. Votre servante, madame ; il y a toujours quelque chose d’amer dans vos propos. Marceline, une révérence. Bien la vôtre, madame ; où donc est l’amertume ? N’est-il pas juste qu’un libéral seigneur partage un peu la joie qu’il procure à ses gens ? Suzanne Qu’il procure ? Marceline Oui, madame. Suzanne Heureusement, la jalousie de madame est aussi connue que ses droits sur Figaro sont légers. Marceline On eût pu les rendre plus forts en les cimentant à la façon de madame. Suzanne Oh, cette façon, madame, est celle des dames savantes. Marceline Et l’enfant ne l’est pas du tout ! Innocente comme un vieux juge ! Bartholo, attirant Marceline. Adieu, jolie fiancée de notre Figaro. Marceline, une révérence. L’accordée secrète de Monseigneur. Suzanne, une révérence. Qui vous estime beaucoup, madame. Marceline, une révérence. Me fera-t-elle aussi l’honneur de me chérir un peu, madame ? Suzanne, une révérence. À cet égard, madame n’a rien à désirer. Marceline, une révérence. C’est une si jolie personne que madame ! Suzanne, une révérence. Eh mais ! assez pour désoler madame. Marceline, une révérence. Surtout bien respectable ! Suzanne, une révérence. C’est aux duègnes à l’être. Marceline, outrée. Aux duègnes ! aux duégnes ! Bartholo, l’arrêtant. Marceline ! Marceline Allons, docteur, car je n’y tiendrais pas. Bonjour, madame. (Une révérence.) Scène 6Allez, madame ! allez, pédante ! je crains aussi peu vos efforts que je méprise vos outrages. – Voyez cette vieille sibylle ! parce qu’elle a fait quelques études et tourmenté la jeunesse de madame, elle veut tout dominer au château ! (Elle jette la robe qu’elle tient sur une chaise.) Je ne sais plus ce que je venais prendre. Scène 7Chérubin, accourant. Ah ! Suzon, depuis deux heures j’épie le moment de te trouver seule. Hélas ! tu te maries, et moi je vais partir. Suzanne Comment mon mariage éloigne-t-il du château le premier page de Monseigneur ? Chérubin, piteusement. Suzanne, il me renvoie. Suzanne, le contrefait. Chérubin, quelque sottise ! Chérubin Il m’a trouvé hier au soir chez ta cousine Fanchette, à qui je faisais répéter son petit rôle d’innocente, pour la fête de ce soir : il s’est mis dans une fureur en me voyant ! – Sortez, m’a-t-il dit, petit… Je n’ose pas prononcer devant une femme le gros mot qu’il a dit : sortez, et demain vous ne coucherez pas au château. Si madame, si ma belle marraine ne parvient pas à l’apaiser, c’est fait, Suzon, je suis à jamais privé du bonheur de te voir. Suzanne De me voir ! moi ? c’est mon tour ! Ce n’est donc plus pour ma maîtresse que vous soupirez en secret ? Chérubin Ah ! Suzon, qu’elle est noble et belle ! mais qu’elle est imposante ! Suzanne C’est-à-dire que je ne le suis pas, et qu’on peut oser avec moi… Chérubin Tu sais trop bien, méchante, que je n’ose pas oser. Mais que tu es heureuse ! à tous moments la voir, lui parler, l’habiller le matin et la déshabiller le soir, épingle à épingle ! … Ah ! Suzon ! je donnerais… Qu’est-ce que tu tiens donc là ? Suzanne, raillant. Hélas ! l’heureux bonnet et le fortuné ruban qui renferment la nuit les cheveux de cette belle marraine… Chérubin, vivement. Son ruban de nuit ! donne-le-moi, mon cœur. Suzanne, le retirant Eh ! que non pas ! – Son cœur ! Comme il est familier donc ! Si ce n’était pas un morveux sans conséquence… (Chérubin arrache le ruban.) Ah ! le ruban ! Chérubin, tourne autour du grand fauteuil. Tu diras qu’il est égaré, gâté ; qu’il est perdu. Tu diras tout ce que tu voudras. Suzanne, tourne après lui. Oh ! dans trois ou quatre ans, je prédis que vous serez le plus grand petit vaurien ! … Rendez-vous le ruban ? (Elle veut le reprendre.) Chérubin, tire une romance de sa poche. Laisse, ah ! laisse-le-moi, Suzon ; je te donnerai ma romance ; et pendant que le souvenir de ta belle maîtresse attristera tous mes moments, le tien y versera le seul rayon de joie qui puisse encore amuser mon cœur. Suzanne, arrache la romance. Amuser votre cœur, petit scélérat ! vous croyez parler à votre Fanchette. On vous surprend chez elle, et vous soupirez pour madame ; et vous m’en contez à moi, par-dessus le marché ! Chérubin, exalté. Cela est vrai, d’honneur ! Je ne sais plus ce que je suis ; mais depuis quelque temps je sens ma poitrine agitée ; mon cœur palpite au seul aspect d’une femme ; les mots amour et volupté le font tressaillir et le troublent. Enfin le besoin de dire à quelqu’un Je vous aime, est devenu pour moi si pressant, que je le dis tout seul, en courant dans le parc, à ta maîtresse, à toi, aux arbres, aux nuages, au vent qui les emporte avec mes paroles perdues. – Hier je rencontrai Marceline… Suzanne, riant. Ah ! ah ! ah ! ah ! Chérubin Pourquoi non ? elle est femme, elle est fille ! Une fille ! une femme ! ah ! que ces noms sont doux ! qu’ils sont intéressants ! Suzanne Il devient fou ! Chérubin Fanchette est douce ; elle m’écoute au moins : tu ne l’es pas, toi ! Suzanne C’est bien dommage ; écoutez donc monsieur ! (Elle veut arracher le ruban.) Chérubin, tourne en fuyant. Ah ! ouiche ! on ne l’aura, vois-tu, qu’avec ma vie. Mais si tu n’es pas contente du prix, j’y joindrai mille baisers. (Il lui donne chasse à son tour.) Suzanne, tourne en fuyant. Mille soufflets, si vous approchez. Je vais m’en plaindre à ma maîtresse ; et loin de supplier pour vous, je dirai moi-même à Monseigneur : C’est bien fait, Monseigneur ; chassez-nous ce petit voleur ; renvoyez à ses parents un petit mauvais sujet qui se donne les airs d’aimer madame, et qui veut toujours m’embrasser par contrecoup. Chérubin, voit le Comte entrer ; il se jette derrière le fauteuil avec effroi. Je suis perdu ! Suzanne Quelle frayeur ? … Scène 8Suzanne aperçoit le Comte. Ah ! … (Elle s’approche du fauteuil pour masquer Chérubin.) Le Comte s’avance. Tu es émue, Suzon ! tu parlais seule, et ton petit cœur paraît dans une agitation… bien pardonnable, au reste, un jour comme celui-ci. Suzanne, troublée. Monseigneur, que me voulez-vous ? Si l’on vous trouvait avec moi… Le Comte Je serais désolé qu’on m’y surprît ; mais tu sais tout l’intérêt que je prends à toi. Bazile ne t’a pas laissé ignorer mon amour. Je n’ai qu’un instant pour t’expliquer mes vues ; écoute. (Il s’assied dans le fauteuil.) Suzanne, vivement. Je n’écoute rien. Le Comte, lui prend la main. Un seul mot. Tu sais que le Roi m’a nommé son ambassadeur à Londres. J’emmène avec moi Figaro ; je lui donne un excellent poste ; et, comme le devoir d’une femme est de suivre son mari… Suzanne Ah ! si j’osais parler ! Le Comte, la rapproche de lui. Parle, parle, ma chère ; use aujourd’hui d’un droit que tu prends sur moi pour la vie. Suzanne, effrayée. Je n’en veux point, Monseigneur, je n’en veux point. Quittez-moi, je vous prie. Le Comte Mais dis auparavant. Suzanne, en colère. Je ne sais plus ce que je disais. Le Comte Sur le devoir des femmes. Suzanne Eh bien, lorsque Monseigneur enleva la sienne de chez le docteur, et qu’il l’épousa par amour ; lorsqu’il abolit pour elle un certain affreux droit du seigneur… Le Comte, gaiement. Qui faisait bien de la peine aux filles ! Ah ! Suzette ! ce droit charmant ! Si tu venais en jaser sur la brune au jardin, je mettrais un tel prix à cette légère faveur… Bazile, parle en dehors. Il n’est pas chez lui, Monseigneur. Le Comte, se lève. Quelle est cette voix ? Suzanne Que je suis malheureuse ! Le Comte Sors, pour qu’on n’entre pas. Suzanne, troublée. Que je vous laisse ici ? Bazile, crie en dehors. Monseigneur était chez Madame, il en est sorti ; je vais voir. Le Comte Et pas un lieu pour se cacher ! Ah ! derrière ce fauteuil… assez mal ; mais renvoie-le bien vite. (Suzanne lui barre le chemin ; il la pousse doucement, elle recule, et se met ainsi entre lui et le petit page ; mais, pendant que le Comte s’abaisse et prend sa place, Chérubin tourne et se jette effrayé sur le fauteuil à genoux et s’y blottit. Suzanne prend la robe qu’elle apportait, en couvre le page, et se met devant le fauteuil.) Scène 9Bazile N’auriez-vous pas vu Monseigneur, mademoiselle ? Suzanne, brusquement. Hé, pourquoi l’aurais-je vu ? Laissez-moi. Bazile s’approche. Si vous étiez plus raisonnable, il n’y aurait rien d’étonnant à ma question. C’est Figaro qui le cherche. Suzanne Il cherche donc l’homme qui lui veut le plus de mal après vous ? Le Comte, à part. Voyons un peu comme il me sert. Bazile Désirer du bien à une femme, est-ce vouloir du mal à son mari ? Suzanne Non, dans vos affreux principes, agent de corruption ! Bazile Que vous demande-t-on ici que vous n’alliez prodiguer à un autre ? Grâce à la douce cérémonie, ce qu’on vous défendait hier, on vous le prescrira demain. Suzanne Indigne ! Bazile De toutes les choses sérieuses le mariage étant la plus bouffonne, j’avais pensé… Suzanne, outrée. Des horreurs ! Qui vous permet d’entrer ici ? Bazile Là, là, mauvaise ! Dieu vous apaise ! Il n’en sera que ce que vous voulez : mais ne croyez pas non plus que je regarde monsieur Figaro comme l’obstacle qui nuit à Monseigneur ; et sans le petit page… Suzanne, timidement. Don Chérubin ? Bazile la contrefait. Cherubino di amore, qui tourne autour de vous sans cesse, et qui ce matin encore rôdait ici pour y entrer, quand je vous ai quittée. Dites que cela n’est pas vrai ? Suzanne Quelle imposture ! Allez-vous-en, méchant homme ! Bazile On est un méchant homme, parce qu’on y voit clair. N’est-ce pas pour vous aussi, cette romance dont il fait mystère ? Suzanne, en colère. Ah ! oui, pour moi ! … Bazile À moins qu’il ne l’ait composée pour madame ! En effet, quand il sert à table, on dit qu’il la regarde avec des yeux ! … Mais, peste, qu’il ne s’y joue pas ! Monseigneur est brutal sur l’article. Suzanne, outrée. Et vous bien scélérat, d’aller semant de pareils bruits pour perdre un malheureux enfant tombé dans la disgrâce de son maître. Bazile L’ai-je inventé ? Je le dis, parce que tout le monde en parle. Le Comte se lève. Comment, tout le monde en parle ! Suzanne Ah ciel ! Bazile Ha ! ha ! Le Comte Courez, Bazile, et qu’on le chasse. Bazile Ah ! que je suis fâché d’être entré ! Suzanne, troublée. Mon Dieu ! Mon Dieu ! Le Comte, à Bazile. Elle est saisie. Asseyons-la dans ce fauteuil. Suzanne le repousse vivement. Je ne veux pas m’asseoir. Entrer ainsi librement, c’est indigne ! Le Comte Nous sommes deux avec toi, ma chère. Il n’y a plus le moindre danger ! Bazile Moi je suis désolé de m’être égayé sur le page, puisque vous l’entendiez. je n’en usais ainsi que pour pénétrer ses sentiments ; car au fond… Le Comte Cinquante pistoles, un cheval, et qu’on le renvoie à ses parents. Bazile Monseigneur, pour un badinage ? Le Comte Un petit libertin que j’ai surpris encore hier avec la fille du jardinier. Bazile Avec Fanchette ? Le Comte Et dans sa chambre. Suzanne, outrée. Où Monseigneur avait sans doute affaire aussi ! Le Comte, gaiement. J’en aime assez la remarque. Bazile Elle est d’un bon augure. Le Comte, gaiement. Mais non ; j’allais chercher ton oncle Antonio, mon ivrogne de jardinier, pour lui donner des ordres. Je frappe, on est longtemps à m’ouvrir ; ta cousine a l’air empêtré ; je prends un soupçon, je lui parle, et tout en causant j’examine. Il y avait derrière la porte une espèce de rideau, de portemanteau, de je ne sais pas quoi, lui couvrait des hardes ; sans faire semblant de rien, je vais doucement, doucement lever ce rideau (pour imiter le geste, il lève la robe du fauteuil), et je vois… (Il aperçoit le page.) Ah ! … Bazile Ha ! ha ! Le Comte Ce tour-ci vaut l’autre. Bazile Encore mieux. Le Comte, à Suzanne. À merveille, mademoiselle ! à peine fiancée, vous faites de ces apprêts ? C’était pour recevoir mon page que vous désiriez d’être seule ? Et vous, monsieur, qui ne changez point de conduite, il vous manquait de vous adresser, sans respect pour votre marraine, à sa première camariste, à la femme le votre ami ! Mais je ne souffrirai pas que Figaro, qu’un homme que j’estime et que j’aime, soit victime une pareille tromperie. Etait-il avec vous, Bazile ? Suzanne, outrée. Il n’y a ni tromperie ni victime ; il était là lorsque vous me parliez. Le Comte, emporté. Puisses-tu mentir en le disant ! Son plus cruel ennemi n’oserait lui souhaiter ce malheur. Suzanne Il me priait d’engager madame à vous demander sa grâce. Votre arrivée l’a si fort troublé, qu’il s’est masqué de ce fauteuil. Le Comte, en colère : Ruse d’enfer ! Je m’y suis assis en entrant. Chérubin Hélas ! Monseigneur, j’étais tremblant derrière. Le Comte Autre fourberie ! Je viens de m’y placer moi-même. Chérubin Pardon ; mais c’est alors que je me suis blotti dedans. Le Comte, plus outré. C’est donc une couleuvre que ce petit… serpent-là ! Il nous écoutait ! Chérubin Au contraire, Monseigneur, j’ai fait ce que j’ai pu pour ne rien entendre. Le Comte Ô perfidie ! (À Suzanne.) Tu n’épouseras pas Figaro. Bazile Contenez-vous, on vient. Le Comte, tirant Chérubin du fauteuil et le mettant sur ses pieds. Il resterait là devant toute la terre ! Scène 10Figaro, tenant une toque de femme, garnie de plumes blanches et de rubans blancs, parle à la Comtesse. Il n’y a que vous, madame, qui puissiez nous obtenir cette faveur. La Comtesse Vous le voyez, monsieur le Comte, ils me supposent un crédit que je n’ai point, mais comme leur demande n’est pas déraisonnable… Le Comte, embarrassé. Il faudrait qu’elle le fût beaucoup… Figaro, bas à Suzanne. Soutiens bien mes efforts. Suzanne, bas à Figaro. Qui ne mèneront à rien. Figaro, bas. Va toujours. Le Comte, à Figaro. Que voulez-vous ? , Figaro Monseigneur, vos vassaux, touchés de l’abolition d’un certain droit fâcheux, que votre amour pour madame… Le Comte Hé bien, ce droit n’existe plus. Que veux-tu dire ? Figaro, malignement. Qu’il est bien temps que la vertu d’un si bon maître éclate ; elle m’est d’un tel avantage aujourd’hui, que je désire être le premier à la célébrer à mes noces. Le Comte, plus embarrassé. Tu te moques, ami ! L’abolition d’un droit honteux n’est que l’acquit d’une dette envers l’honnêteté. Un Espagnol peut vouloir conquérir la beauté par des soins ; mais en exiger le premier, le plus doux emploi, comme une servile redevance, ah ! c’est la tyrannie d’un Vandale, et non le droit avoué d’un noble Castillan. Figaro, tenant Suzanne par la main. Permettez donc que cette jeune créature, de qui votre sagesse a préservé l’honneur, reçoive de votre main, publiquement, la toque virginale, ornée de plumes et de rubans blancs, symbole de la pureté de vos intentions : adoptez-en la cérémonie pour tous les mariages, et qu’un quatrain chanté en chœur rappelle à jamais le souvenir… Le Comte, embarrassé. Si je ne savais pas qu’amoureux, poète et musicien sont trois titres d’indulgence pour toutes les folies… Figaro Joignez-vous à moi, mes amis ! Tous ensemble Monseigneur ! Monseigneur ! Suzanne, au Comte. Pourquoi fuir un éloge que vous méritez si bien ? Le Comte, à part. La perfide ! Figaro Regardez-la donc, Monseigneur. Jamais plus jolie fiancée ne montrera mieux la grandeur de votre sacrifice. Suzanne Laisse là ma figure, et ne vantons que sa vertu. Le Comte, à part. C’est un jeu que tout ceci. La Comtesse Je me joins à eux, monsieur le Comte ; et cette cérémonie me sera toujours chère, puisqu’elle doit son motif à l’amour charmant que vous aviez pour moi. Le Comte Que j’ai toujours, madame ; et c’est à ce titre que je me rends. Tous ensemble Vivat ! Le Comte, à part. Je suis pris. (Haut.) Pour que la cérémonie eût un peu plus d’éclat, je voudrais seulement qu’on la remît à tantôt, (À part.) Faisons vite chercher Marceline. Figaro, à Chérubin. Eh bien, espiègle, vous n’applaudissez pas ? Suzanne Il est au désespoir ; Monseigneur le renvoie. La Comtesse Ah ! monsieur, je demande sa grâce. Le Comte Il ne la mérite point. La Comtesse Hélas ! il est si jeune ! Le Comte Pas tant que vous le croyez. Chérubin, tremblant. Pardonner généreusement n’est pas le droit du seigneur auquel vous avez renoncé en épousant madame. La Comtesse Il n’a renoncé qu’à celui qui vous affligeait tous. Suzanne Si Monseigneur avait cédé le droit de pardonner, ce serait sûrement le premier qu’il voudrait racheter en secret. Le Comte, embarrassé. Sans doute. La Comtesse Eh pourquoi le racheter ? Chérubin, au Comte. Je fus léger dans ma conduite, il est vrai, Monseigneur ; mais jamais la moindre indiscrétion dans mes paroles… Le Comte, embarrassé. Eh bien, c’est assez… Figaro Qu’entend-il ? Le Comte, vivement. C’est assez, c’est assez. Tout le monde exige son pardon, je l’accorde ; et j’irai plus loin : je lui donne une compagnie dans ma légion. Tous ensemble Vivat ! Le Comte Mais c’est à condition qu’il partira sur-le-champ pour joindre en Catalogne. Figaro Ah ! Monseigneur, demain. Le Comte insiste. Je le veux. Chérubin J’obéis. Le Comte Saluez votre marraine, et demandez sa protection. (Chérubin met un genou en terre devant la Comtesse, et ne peut parier.) La Comtesse, émue. Puisqu’on ne peut vous garder seulement aujourd’hui, partez, jeune homme. Un nouvel état vous appelle ; allez le remplir dignement. Honorez votre bienfaiteur. Souvenez-vous de cette maison, où votre jeunesse a trouvé tant d’indulgence. Soyez soumis, honnête et brave ; nous prendrons part à vos succès. (Chérubin se relève et retourne à sa place.) Le Comte Vous êtes bien émue, madame ! La Comtesse Je ne m’en défends pas. Qui sait le sort d’un enfant jeté dans une carrière aussi dangereuse ? Il est allié de mes parents ; et de plus, il est mon filleul. Le Comte, à part. Je vois que Bazile avait raison. (Haut.) Jeune homme, embrassez Suzanne… pour la dernière fois. Figaro Pourquoi cela, Monseigneur ? Il viendra passer ses hivers. Baise-moi donc aussi, capitaine ! (Il l’embrasse.) Adieu, mon petit Chérubin. Tu vas mener un train de vie bien différent, mon enfant : dame ! tu ne rôderas plus tout le jour au quartier des femmes, plus d’échaudés, de goûtés à la crème ; plus de main-chaude ou de colin-maillard. De bons soldats, morbleu ! basanés, mal vêtus ; un grand fusil bien lourd : tourne à droite, tourne à gauche, en avant, marche à la gloire ; et ne va pas broncher en chemin ; à moins qu’un bon coup de feu… Suzanne Fi donc, l’horreur ! La Comtesse Quel pronostic ! Le Comte Où donc est Marceline ? Il est bien singulier qu’elle ne soit pas des vôtres ! Fanchette Monseigneur, elle a pris le chemin du bourg, par le petit sentier de la ferme. Le Comte Et elle en reviendra ? … Bazile Quand il plaira à Dieu. Figaro S’il lui plaisait qu’il ne lui plût jamais… Fanchette Monsieur le docteur lui donnait le bras. Le Comte, vivement. Le docteur est ici ? Bazile Elle s’en est d’abord emparée… Le Comte, à part. Il ne pouvait venir plus à propos. Fanchette Elle avait l’air bien échauffée ; elle parlait tout haut en marchant, puis elle s’arrêtait, et faisait comme ça de grands bras… et monsieur le docteur lui faisait comme ça de la main, en l’apaisant : elle paraissait si courroucée ! elle nommait mon cousin Figaro. Le Comte lui prend le menton. Cousin… futur. Fanchette, montrant Chérubin. Monseigneur, nous avez-vous pardonné d’hier ? … Le Comte interrompt. Bonjour, bonjour, petite. Figaro C’est son chien d’amour qui la berce : elle aurait troublé notre fête. Le Comte, à part. Elle la troublera, je t’en réponds. (Haut.) Allons, madame, entrons. Bazile, vous passerez chez moi. Suzanne, à Figaro. Tu me rejoindras, mon fils ? Figaro, bas à Suzanne. Est-il bien enfilé. Suzanne, bas. Charmant garçon ! (Ils sortent tous.) Scène 11Figaro Ah çà, vous autres ! la cérémonie adoptée, ma fête de ce soir en est la suite ; il faut bravement nous recorder : ne faisons point comme ces acteurs qui ne jouent jamais si mal que le jour où la critique est le plus éveillée. Nous n’avons point de lendemain qui nous excuse, nous. Sachons bien nos rôles aujourd’hui. Bazile, malignement. Le mien est plus difficile que tu ne crois. Figaro, faisant, sans qu’il le voie, le geste de le rosser. Tu es loin aussi de savoir tout le succès qu’il te vaudra. Chérubin Mon ami, tu oublies que je pars Figaro Et toi, tu voudrais bien rester ! Chérubin Ah ! si je le voudrais ! Figaro Il faut ruser. Point de murmure à ton départ. Le manteau de voyage à l’épaule ; arrange ouvertement ta trousse, et qu’on voie ton cheval à la grille ; un temps de galop jusqu’à la ferme ; reviens à pied par les derrières. Monseigneur te croira parti ; tiens-toi seulement hors de sa vue ; je me charge de l’apaiser après la fête. Chérubin Mais Fanchette qui ne sait pas son rôle ! Bazile Que diable lui apprenez-vous donc, depuis huit jours que vous ne la quittez pas ? Figaro Tu n’a rien à faire aujourd’hui : donne-lui, par grâce, une leçon. Bazile Prenez garde, jeune homme, prenez garde ! Le père n’est pas satisfait ; la fille a été souffletée ; elle n’étudie pas avec vous : Chérubin ! Chérubin ! vous lui causerez des chagrins ! Tant va la cruche à l’eau ! … Figaro Ah ! voilà notre imbécile avec ses vieux proverbes ! Hé bien, pédant, que dit la sagesse des nations ? Tant va la cruche à l’eau, qu’à la fin… Bazile Elle s’emplit. Figaro, en s’en allant. Pas si bête, pourtant, pas si bête ! ACTE IIScène 1La Comtesse, se jette dans un bergère. Ferme la porte, Suzanne, et conte-moi tout dans le plus grand détail. Suzanne Je n’ai rien caché à madame. La Comtesse Quoi, Suzon, il voulait te séduire ? Suzanne Oh, que non ! Monseigneur n’y met pas tant de façon avec sa servante : il voulait m’acheter. La Comtesse Et le petit page était présent ? Suzanne C’est-à-dire caché derrière le grand fauteuil. Il venait me prier de vous demander sa grâce. La Comtesse Hé, pourquoi ne pas s’adresser à moi-même ? Est-ce que je l’aurais refusé, Suzon ? Suzanne C’est ce que j’ai dit : mais ses regrets de partir, et surtout de quitter madame ! Ah ! Suzon, qu’elle est noble et belle ! mais qu’elle est imposante ! La Comtesse Est-ce que j’ai cet air-là, Suzon ? Moi qui l’ai toujours protégé. Suzanne Puis il a vu votre ruban de nuit que je tenais : il s’est jeté dessus… La Comtesse, souriant. Mon ruban ? … Quelle enfance ! Suzanne J’ai voulu le lui ôter ; madame, c’était un lion ; ses yeux brillaient… Tu ne l’auras qu’avec ma vie, disait-il en forçant sa petite voix douce et grêle. La Comtesse, rêvant. Eh bien, Suzon ? Suzanne Eh bien, madame, est-ce qu’on peut faire finir ce petit démon-lâ ? Ma marraine par-ci ; je voudrais bien par l’autre ; et parce qu’il n’oserait seulement baiser la robe de madame, il voudrait toujours m’embrasser, moi. La Comtesse, rêvant. Laissons… laissons ces folies … Enfin, ma pauvre Suzanne, mon époux a fini par te dire ? … Suzanne Que si je ne voulais pas l’entendre, il allait protéger Marceline. La Comtesse se lève et se promène en se servant fortement de l’éventail. Il ne m’aime plus du tout. Suzanne Pourquoi tant de jalousie ? Le Comtesse Comme tous les maris, ma chère ! uniquement par orgueil. Ah ! je l’ai trop aimé ! je l’ai lassé de mes tendresses et fatigué de mon amour ; voilà mon seul tort avec lui : mais je n’entends pas que cet honnête aveu te nuise, et tu épouseras Figaro. Lui seul peut nous y aider : viendra-t-il ? Suzanne Dès qu’il verra partir la chasse. La Comtesse, se servant de l’éventail. Ouvre un peu la croisée sur le jardin. Il fait une chaleur ici ! … Suzanne C’est que madame parle et marche avec action. (Elle va ouvrir la croisée du fond.) La Comtesse, rêvant longtemps. Sans cette constance à me fuir… Les hommes sont bien coupables ! Suzanne crie de la fenêtre. Ah ! voilà Monseigneur qui traverse à cheval le grand potager, suivi de Pédrille, avec deux, trois, quatre lévriers. La Comtesse Nous avons du temps devant nous. (Elle s’assied.) On frappe, Suzon ? Suzanne court ouvrir en chantant. Ah ! c’est mon Figaro ! ah ! c’est mon Figaro ! Scène 2Suzanne Mon cher ami, viens donc ! Madame est dans une impatience ! … Figaro Et toi, ma petite Suzanne ? – Madame n’en doit prendre aucune. Au fait, de quoi s’agit-il ? d’une misère. Monsieur le Comte trouve notre jeune femme aimable, il voudrait en faire sa maîtresse ; et c’est bien naturel. Suzanne Naturel ? Figaro Puis il m’a nommé courrier de dépêches, et Suzon conseiller d’ambassade. Il n’y a pas là d’étourderie. Suzanne Tu finiras ? Figaro Et parce que ma Suzanne, ma fiancée, n’accepte pas le diplôme, il va favoriser les vues de Marceline ; quoi de plus simple encore ? Se venger de ceux qui nuisent à nos projets en renversant les leurs, c’est ce que chacun fait, ce que nous allons faire nous-mêmes. Hé bien, voilà tout pourtant. La Comtesse Pouvez-vous, Figaro, traiter si légèrement un dessein qui nous coûte à tous le bonheur ? Figaro Qui dit cela, madame ? Suzanne Au lieu de t’affliger de nos chagrins… Figaro N’est-ce pas assez que je m’en occupe ? Or, pour agir aussi méthodiquement que lui, tempérons d’abord son ardeur de nos possessions, en l’inquiétant sur les siennes. La Comtesse C’est bien dit ; mais comment ? Figaro C’est déjà fait, madame ; un faux avis donné sur vous… La Comtesse Sur moi ! La tête vous tourne ! Figaro Oh ! c’est à lui qu’elle doit tourner. La Comtesse Un homme aussi jaloux ! … Figaro Tant mieux ; pour tirer parti des gens de ce caractère, il ne faut qu’un peu leur fouetter le sang ; c’est ce que les femmes entendent si bien ! Puis les tient-on fâchés tout rouge : avec un brin d’intrigue on les mène où l’on veut, par le nez, dans le Guadalquivir. Je vous ai fait rendre à Bazile un billet inconnu, lequel avertit Monseigneur qu’un galant doit chercher à vous voir aujourd’hui pendant le bal. La Comtesse Et vous vous jouez ainsi de la vérité sur le compte d’une femme d’honneur !… Figaro Il y en a peu, madame, avec qui je l’eusse osé, crainte de rencontrer juste. La Comtesse Il faudra que je l’en remercie ! Figaro Mais, dites-moi s’il n’est pas charmant de lui avoir taillé ses morceaux de la journée, de façon qu’il passe à rôder, à jurer après sa dame, le temps qu’il destinait à se complaire avec la nôtre ? Il est déjà tout dérouté : galopera-t-il celle-ci ? surveillera-t-il celle-là ? Dans son trouble d’esprit, tenez, tenez, le voilà qui court la plaine, et force un lièvre qui n’en peut mais. L’heure du mariage arrive en poste, il n’aura pas pris de parti contre, et jamais il n osera s’y opposer devant madame. Suzanne Non ; mais Marceline, le bel esprit, osera le faire, elle. Figaro Brrrr ! Cela m’inquiète bien, ma foi ! Tu feras dire à Monseigneur que tu te rendras sur la brune au jardin. Suzanne Tu comptes sur celui-là ? Figaro Oh dame ! écoutez donc, les gens qui ne veulent rien faire de rien n’avancent rien et ne sont bons à rien. Voilà mon mot. Suzanne Il est joli ! La Comtesse Comme son idée. Vous consentiriez qu’elle s’y rendît ? Figaro Point du tout. Je fais endosser un habit de Suzanne à quelqu’un : surpris par nous au rendez-vous, le Comte pourra-t-il s’en dédire ? Suzanne À qui mes habits ? Figaro Chérubin. La Comtesse Il est parti. Figaro Non pas pour moi. Veut-on me laisser faire ? Suzanne On peut s’en fier à lui pour mener une intrigue. Figaro Deux, trois, quatre à la fois ; bien embrouillées, qui se croisent. J’étais né pour être courtisan. Suzanne On dit que c’est un métier si difficile ! Figaro Recevoir, prendre, et demander ; voilà le secret en trois mots. La Comtesse Il a tant d’assurance qu’il finit par m’en inspirer. Figaro C’est mon dessein. Suzanne Tu disais donc ? Figaro Que, pendant l’absence de Monseigneur, je vais vous envoyer le Chérubin ; coiffez-le, habillez-le ; je le renferme et l’endoctrine ; et puis dansez, Monseigneur. (Il sort.) Scène 3La Comtesse, tenant sa boîte à mouches. Mon Dieu, Suzon, comme je suis faite !… Ce jeune homme qui va venir !… Suzanne Madame ne veut donc pas qu’il en réchappe ? La Comtesse rêve devant sa petite glace. Moi ?… Tu verras comme je vais le gronder. Suzanne Faisons-lui chanter sa romance. (Elle la met sur la Comtesse.) La Comtesse Mais c’est qu’en vérité mes cheveux sont dans un désordre… Suzanne, riant. Je n’ai qu’à reprendre ces deux boucles, madame le grondera bien mieux. La Comtesse, revenant à elle. Qu’est-ce que vous dites donc, mademoiselle ? Scène 4Suzanne Entrez, monsieur l’officier ; on est visible. Chérubin avance en tremblant. Ah ! que ce nom m’afflige, madame ! il m’apprend qu’il faut quitter des lieux… une marraine si… bonne !… Suzanne Et si belle ! Chérubin, avec un soupir. Ah ! oui. Suzanne le contrefait. Ah ! oui. Le bon jeune homme ! avec ses longues paupières hypocrites. Allons, bel oiseau bleu, chantez la romance à madame. La Comtesse la déplie. De qui… dit-on qu’elle est ? Suzanne Voyez la rougeur du coupable : en a-t-il un pied sur les joues ? Chérubin Est-ce qu’il est défendu… de chérir ?… Suzanne lui met le poing sous le nez. Je dirai tout, vaurien ! La Comtesse Là… chante-t-il ? Chérubin Oh ! madame, je suis si tremblant !… Suzanne, en riant. Et gnian, gnian, gnian, gnian, gnian gnian, gnian dès que madame le veut, modeste auteur ! je vais l’accompagner. La Comtesse Prends ma guitare. (La Comtesse assise tient le papier pour suivre. Suzanne est derrière son fauteuil, et prélude, en regardant la musique par-dessus sa maîtresse. Le petit page est devant elle, les yeux baissés. Ce tableau est juste la belle estampe, d’après Vanloo, appelée La Conversation espagnole.) ROMANCEAir : Marlbroug s’en va-t-en guerre. Premier couplet Mon coursier hors d’haleine, (Que mon cœur, mon cœur a de peine ! ) J’errais de plaine en plaine, Au gré du destrier. Deuxième couplet Au gré du destrier, Sans varlet, n’écuyer ; Là près d’une fontaine, (Que mon cœur, mon cœur a de peine ! ) Songeant à ma marraine. Sentais mes pleurs couler. Troisième couplet Sentais mes pleurs couler, Prêt à me désoler. Je gravais sur un frêne, (Que mon cœur, mon cœur a de peine ! Sa lettre sans la mienne ; Le roi vint à passer. Quatrième couplet Le roi vint à passer, Ses barons, son clergier. Beau page, dit la reine, (Que mon cœur, mon cœur a de peine ! ) Qui vous met à la gêne ? Qui vous fait tant plorer ? Cinquième couplet Qui vous fait tant plorer ? Nous faut le déclarer. Madame et souveraine, (Que mon cœur, mon cœur a de peine ! ) J’avais une marraine, Que toujours adorai. Sixième couplet Que toujours adorai ; Je sens que j’en mourrai. Beau page, dit la reine, (Que mon cœur, mon cœur a de peine ! ) N’est-il qu’une marraine ? Je vous en servirai. Septième couplet Je vous en servirai ; Mon page vous ferai ; Puis à ma jeune Hélène, (Que mon cœur, mon cœur a de peine ! ) Fille d’un capitaine, Un jour vous marierai. Huitième couplet Un jour vous marierai. - Nenni, n’en faut parler : Je veux, traînant ma chaîne, (Que mon cœur, mon cœur a de peine ! ) Mourir de cette peine, Mais non m’en consoler. Il y a de la naïveté… du sentiment même. Suzanne va poser la guitare sur un fauteuil. Oh ! pour du sentiment, c’est un jeune homme qui… Ah çà, monsieur l’officier, vous a-t-on dit que pour égayer la soirée nous voulons savoir d’avance si un de mes habits vous ira passablement ? La Comtesse J’ai peur que non. Suzanne se mesure avec lui. Il est de ma grandeur. Ôtons d’abord le manteau. (Elle le détache.) La Comtesse Et si quelqu’un entrait ? Suzanne Est-ce que nous faisons du mal donc ? Je vais fermer la porte (elle court) ; mais c’est la coiffure que je veux voir. La Comtesse Sur ma toilette, une baigneuse à moi. (Suzanne entre dans le cabinet dont la porte est au bord du théâtre.) Scène 5La Comtesse Jusqu’à l’instant du bal, le Comte ignorera que vous soyez au château. Nous lui dirons après, que le temps d’expédier votre brevet nous a fait naître l’idée… Chérubin le lui montre. Hélas ! madame, le voici ! Bazile me l’a remis de sa part. La Comtesse Déjà ? L’on a craint d’y perdre une minute. (Elle lit.) Ils se sont tant pressés, qu’ils ont oublié d’y mettre son cachet. (Elle le lui rend.) Scène 6Suzanne entre avec un grand bonnet. Le cachet, à quoi ? La Comtesse À son brevet. Suzanne Déjà ? La Comtesse C’est ce que je disais. Est-ce là ma baigneuse ? Suzanne s’assied près de la Comtesse. Et la plus belle de toutes. (Elle chante avec des épingles dans sa bouche.)
Madame, il est charmant ! La Comtesse Arrange son collet d’un air un peu plus féminin. Suzanne l’arrange. Là… Mais voyez donc ce morveux, comme il est joli en fille ! j’en suis jalouse, moi ! (Elle lui prend le menton.) Voulez-vous bien n’être pas joli comme ça ? La Comtesse Qu’elle est folle ! il faut relever la manche, afin que l’amadis prenne mieux… (Elle le retrousse.) Qu’est-ce qu’il a donc au bras ? Un ruban ! Suzanne Et un ruban à vous. Je suis bien aise madame l’ait vu. Je lui avais dit que je le dirais, déjà ! Oh ! si Monseigneur n’était pas venu, j’aurais bien repris le ruban ; car je suis presque aussi forte que lui. La Comtesse Il y a du sang ! (Elle détache le ruban.) Chérubin, honteux. Ce matin, comptant partir, j’arrangeais la gourmette de mon cheval ; il a donné de la tête, et la bossette m’a effleuré le bras. La Comtesse On n’a jamais mis un ruban… Suzanne Et surtout un ruban volé. – Voyons donc ce que la bossette… la courbette… la cornette du cheval… Je n’entends rien à tous ces noms-là. – Ah ! qu’il a le bras blanc ! c’est comme une femme ! plus blanc que le mien ! Regardez donc, madame ! (Elle les compare.) La Comtesse, d’un ton glacé. Occupez-vous plutôt de m’avoir du taffetas gommé, dans ma toilette. (Suzanne lui pousse la tête en riant ; il tombe sur les deux mains. Elle entre dans le cabinet au bord du théâtre.) Scène 7La Comtesse reste un moment sans parler, les yeux sur son ruban. Chérubin la dévore de ses regards. Pour mon ruban, monsieur… comme c’est celui dont la couleur m’agrée le plus… j’étais fort en colère de l’avoir perdu. Scène 8Suzanne, revenant. Et la ligature à son bras ? (Elle remet à la Comtesse du taffetas gommé et des ciseaux.) La Comtesse En allant lui chercher tes hardes, prends le ruban d’un autre bonnet. (Suzanne sort par la porte du fond, en emportant le manteau du page.) Scène 9Chérubin, les yeux baissés. Celui qui m’est ôté m’aurait guéri en moins de rien. La Comtesse Par quelle vertu ? (Lui montrant le taffetas.) Ceci vaut mieux. Chérubin, hésitant. Quand un ruban… a serré la tête… ou touché la peau d’une personne… La Comtesse, coupant la phrase. … Etrangère, il devient bon pour les blessures ? J’ignorais cette propriété. Pour l’éprouver, je garde celui-ci qui vous a serré le bras. À la première égratignure… de mes femmes, j’en ferai l’essai. Chérubin, pénétré Vous le gardez, et moi je pars ! La Comtesse Non pour toujours. Chérubin Je suis si malheureux ! La Comtesse, émue. Il pleure à présent ! C’est ce vilain Figaro avec son pronostic ! Chérubin, exalté. Ah ! je voudrais toucher au terme qu’il m’a prédit ! Sûr de mourir à l’instant, peut-être ma bouche oserait… La Comtesse, l’interrompt et lui essuie les yeux avec son mouchoir. Taisez-vous, taisez-vous, enfant ! Il n’y a pas un brin de raison dans tout ce que vous dites. (On frappe à la porte ; elle élève la voix.) Qui frappe ainsi chez moi ? Scène 10Le Comte, en dehors. Pourquoi donc enfermée ? La Comtesse, troublée, se lève. C’est mon époux ! grands dieux ! (À Chérubin qui s’est levé aussi.) Vous, sans manteau, le col et les bras nus ! seul avec moi ! cet air de désordre, un billet reçu, sa jalousie ! … Le Comte, en dehors. Vous n’ouvrez pas ? La Comtesse C’est que… je suis seule. Le Comte, en dehors. Seule ! Avec qui parlez-vous donc ? La Comtesse, cherchant. … Avec vous sans doute. Chérubin, à part. Après les scènes d’hier et de ce matin, il me tuerait sur la place ! (Il court au cabinet de toilette, y entre, et tire la porte sur lui.) Scène 11Ah ! quelle faute ! quelle faute ! Scène 12Le Comte, un peu sévère. Vous n’êtes pas dans l’usage de vous enfermer ! La Comtesse, troublée. Je… je chiffonnais… oui, je chiffonnais avec Suzanne ; elle est passée un moment chez elle. Le Comte, l’examine. Vous avez l’air et le ton bien altérés ! La Comtesse Cela n’est pas étonnant… pas étonnant du tout… je vous assure… nous parlions de vous… Elle est passée, comme je vous dis… Le Comte Vous parliez de moi ! … Je suis ramené par l’inquiétude ; en montant à cheval, un billet qu’on m’a remis, mais auquel je n’ajoute aucune foi, m’a… pourtant agité. La Comtesse Comment, monsieur ? … quel billet ? Le Comte Il faut avouer, madame, que vous ou moi sommes entourés d’êtres… bien méchants ! On me donne avis que, dans la journée, quelqu’un que je crois absent doit chercher à vous entretenir. La Comtesse Quel que soit cet audacieux, il faudra qu’il pénètre ici ; car mon projet est de ne pas quitter ma chambre de tout le jour. Le Comte Ce soir, pour la noce de Suzanne ? La Comtesse Pour rien au monde ; je suis très incommodée. Le Comte Heureusement le docteur est ici. (Le page fait tomber une chaise dans le cabinet.) Quel bruit entends-je ? La Comtesse, plus troublée. Du bruit ? Le Comte On a fait tomber un meuble. La Comtesse Je… je n’ai rien entendu, pour moi. Le Comte Il faut que vous soyez furieusement préoccupée ! La Comtesse Préoccupée ! de quoi ? Le Comte Il y a quelqu’un dans ce cabinet, madame. La Comtesse Hé… qui voulez-vous qu’il y ait, monsieur ? Le Comte C’est moi qui vous le demande ; j’arrive. La Comtesse Hé mais… Suzanne apparemment qui range. Le Comte Vous avez dit qu’elle était passée chez elle ! La Comtesse Passée… ou entrée là ; je ne sais lequel. Le Comte Si c’est Suzanne, d’où vient le trouble où je vous vois ? La Comtesse Du trouble pour ma camariste ? Le Comte Pour votre camariste, je ne sais ; mais pour du trouble, assurément. La Comtesse Assurément, monsieur, cette fille vous trouble et vous occupe beaucoup plus que moi. Le Comte, en colère. Elle m’occupe à tel point, madame, que je veux la voir à l’instant. La Comtesse Je crois, en effet, que vous le voulez souvent : mais voilà bien les soupçons les moins fondés… Scène 13Le Comte Ils en seront plus aisés à détruire. (Il parle au cabinet.) Sortez, Suzon, je vous l’ordonne ! (Suzanne s’arrête auprès de l’alcôve dans le fond.) La Comtesse Elle est presque nue, monsieur ; vient-on troubler ainsi des femmes dans leur retraite ? Elle essayait des hardes que je lui donne en la mariant ; elle s’est enfuie quand elle vous a entendu. Le Comte Si elle craint tant de se montrer, au moins elle peut parler. (Il se tourne vers la porte du cabinet.) Répondez-moi, Suzanne ; êtes-vous dans ce cabinet ? (Suzanne, restée au fond, se jette dans l’alcôve et s’y cache.) La Comtesse, vivement, parlant au cabinet. Suzon, je vous défends de répondre. (Au Comte.) On n’a jamais poussé si loin la tyrannie ! Le Comte s’avance au cabinet. Oh ! bien, puisqu’elle ne parle pas, vêtue ou non, je la verrai. La Comtesse se met au-devant. Partout ailleurs je ne puis l’empêcher ; mais j’espère aussi que chez moi… Le Comte Et moi j’espère savoir dans un moment quelle est cette Suzanne mystérieuse. Vous demander la clef serait, je le vois, inutile ; mais il est un moyen sûr de jeter en dedans cette légère porte. Holâ ! quelqu’un ! La Comtesse Attirer vos gens, et faire un scandale public d’un soupçon qui nous rendrait la fable du château ? Le Comte Fort bien, madame. En effet, j’y suffirai ; je vais à l’instant prendre chez moi ce qu’il faut… (Il marche pour sortir, et revient.) Mais, pour que tout reste au même état, voudrez-vous bien m’accompagner sans scandale et sans bruit, puisqu’il vous déplaît tant ? … Une chose aussi simple, apparemment, ne me sera pas refusée ! La Comtesse, troublée. Eh ! monsieur, qui songe à vous contrarier ? Le Comte Ah ! j’oubliais la porte qui va chez vos femmes ; il faut que je la ferme aussi, pour que vous soyez pleinement justifiée. (Il va fermer la porte du fond et en ôte la clef.) La Comtesse, à part. Ô ciel ! étourderie funeste ! Le Comte, revenant à elle. Maintenant que cette chambre est close, acceptez mon bras, je vous prie ; (il élève la voix) et quant à la Suzanne du cabinet, il faudra qu’elle ait la bonté de m’attendre ; et le moindre mal qui puisse lui arriver à mon retour… La Comtesse En vérité, monsieur, voilà bien la plus odieuse aventure… (Le Comte l’emmène et ferme la porte à la clef.) Scène 14Suzanne sort de l’alcove, accourt au cabinet et parle à la serrure. Ouvez, Chérubin, ouvez vite, c’est Suzanne ; ouvrez et sortez. Chérubin sort. Ah ! Suzon, quelle horrible scène ! Suzanne Sortez, vous n’avez pas une minute. Chérubin, effrayé. Eh, par où sortir ? Suzanne Je n’en sais rien, mais sortez. Chérubin S’il n’y a pas d’issue ? Suzanne Après la rencontre de tantôt, il vous écraserait, et nous serions perdues. Courez conter à Figaro… Chérubin La fenêtre du jardin n’est peut-être pas bien haute. (Il court y regarder.) Suzanne, avec effroi. Un grand étage ! impossible ! Ah ! ma pauvre maîtresse ! Et mon mariage, ô ciel ! Chérubin revient. Elle donne sur la melonnière ; quitte à gâter une couche ou deux. Suzanne le retient et s’écrie. Il va se tuer ! Chérubin, exalté. Dans un gouffre allumé, Suzon ! oui, je m’y jetterais plutôt que de lui nuire… Et ce baiser va me porter bonheur. (Il l’embrasse et court sauter par la fenêtre.) Scène 15Ah ! … (Elle tombe assise un moment. Elle va péniblement regarder à la fenêtre et revient.) Il est déjà bien loin. Oh ! le petit garnement ! aussi leste que joli ! si celui-là manque de femmes… Prenons sa place au plus tôt. (En entrant dans le cabinet.) Vous pouvez à présent, monsieur le Comte, rompre la cloison, si cela vous amuse ; au diantre qui répond un mot ! (Elle s’y enferme.) Scène 16Le Comte, une pince à la main qu’il jette sur le fauteuil. Tout est bien comme je l’ai laissé. Madame, en m’exposant à briser cette porte, réfléchissez aux suites : encore une fois, voulez-vous l’ouvrir ? La Comtesse Eh ! monsieur, quelle horrible humeur peut altérer ainsi les égards entre deux époux ? Si l’amour vous dominait au point de vous inspirer ces fureurs, malgré leur déraison, je les excuserais ; j’oublierais peut-être, en faveur du motif, ce qu’elles ont d’offensant pour moi. Mais la seule vanité peut-elle jeter dans cet excès un galant homme ? Le Comte Amour ou vanité, vous ouvrirez la porte ; ou je vais à l’instant… La Comtesse, au-devant. Arrêtez, monsieur, je vous prie ! Me croyez-vous capable de manquer à ce que je me dois ? Le Comte Tout ce qu’il vous plaira, madame ; mais je verrai qui est dans ce cabinet. La Comtesse, effrayée. Hé bien, monsieur, vous le verrez. Ecoutez-moi… tranquillement. Le Comte Ce n’est donc pas Suzanne ? La Comtesse, timidement. Au moins n’est-ce pas non plus une personne… dont vous deviez rien redouter… Nous disposions une plaisanterie… bien innocente, en vérité, pour ce soir ; et je vous jure… Le Comte Et vous me jurez ? … La Comtesse Que nous n’avions pas plus dessein de vous offenser l’un que l’autre. Le Comte, vite. L’un que l’autre ? C’est un homme. La Comtesse Un enfant, monsieur. Le Comte Hé ! qui donc ? La Comtesse À peine osé-je le nommer ! Le Comte, furieux. Je le tuerai. La Comtesse Grands dieux ! Le Comte Parlez donc ! La Comtesse Ce jeune… Chérubin… Le Comte Chérubin ! l’insolent ! Voilà mes soupçons et le billet expliqués. La Comtesse, joignant les mains. Ah ! monsieur ! gardez de penser… Le Comte, frappant du pied, à part. Je trouverai partout ce maudit page ! (Haut.) Allons, madame, ouvrez ; je sais tout maintenant. Vous n’auriez pas été si émue, en le congédiant ce matin ; il serait parti quand je l’ai ordonné ; vous n’auriez pas mis tant de fausseté dans votre conte de Suzanne, il ne se serait pas si soigneusement caché, s’il n’y avait rien de criminel. La Comtesse Il a craint de vous irriter en se montrant. Le Comte, hors de lui, crie au cabinet. Sors donc, petit malheureux ! La Comtesse le prend à bras-le-corps, en l’éloignant. Ah ! monsieur, monsieur, votre colère me fait trembler pour lui. N’en croyez pas un injuste soupçon, de grâce ! et que le désordre où vous l’allez trouver… Le Comte Du désordre ! La Comtesse Hélas, oui ! Prêt à s’habiller en femme, une coiffure à moi sur la tête, en veste et sans manteau, le col ouvert, les bras nus : il allait essayer… Le Comte Et vous vouliez garder votre chambre ! Indigne épouse ! ah ! vous la garderez… longtemps ; mais il faut avant que j’en chasse un insolent, de manière à ne plus le rencontrer nulle part. La Comtesse, se jette à genoux, les bras élevés. Monsieur le Comte, épargnez un enfant ; je ne me consolerais pas d’avoir causé… Le Comte Vos frayeurs aggravent son crime. La Comtesse Il n’est pas coupable, il partait : c’est moi qui l’ai fait appeler. Le Comte, furieux. Levez-vous. Ôtez-vous… Tu es bien audacieuse d’oser me parler pour un autre ! La Comtesse Eh bien ! je m’ôterai, monsieur, je me lèverai ; je vous remettrai même la clef du cabinet : mais, au nom de votre amour… Le Comte De mon amour, perfide ! La Comtesse se lève et lui présente la clef. Promettez-moi que vous laisserez aller cet enfant sans lui faire aucun mal ; et puisse, après, tout votre courroux tomber sur moi, si je ne vous convaincs pas… Le Comte, prenant la clef. Je n’écoute plus rien. La Comtesse se jette sur une bergère, un mouchoir sur les yeux. Ô ciel ! il va périr ! Le Comte ouvre la porte et recule. C’est Suzanne ! Scène 17Suzanne sort en riant. Je le tuerai, je le tuerai ! Tuez-le donc, ce méchant page. Le Comte, à part. Ah ! quelle école ! (Regardant la Comtesse qui est restée stupéfaite.) Et vous aussi, vous jouez l’étonnement ? … Mais peut-être elle n’y est pas seule. (Il entre.) Scène 18Suzanne accourt à sa maîtresse. Remettez-vous, madame ; il est bien loin ; il a fait un saut… La Comtesse Ah, Suzon, je suis morte. Scène 19Le Comte sort du cabinet d’un air confus. Après un court silence. Il n’y a personne, et pour le coup j’ai tort. – Madame… vous jouez fort bien la comédie. Suzanne, gaiement. Et moi, Monseigneur ? (La Comtesse, son mouchoir sur la bouche, pour se remettre, ne parle pas.) Le Comte s’approche. Quoi ! madame, vous plaisantiez ? La Comtesse, se remettant un peu. Eh pourquoi non, monsieur ? Le Comte Quel affreux badinage ! et par quel motif, je vous prie… ? La Comtesse Vos folies méritent-elles de la pitié ? Le Comte Nommer folies ce qui touche à l’honneur ! La Comtesse, assurant son ton par degrés. Me suis-je unie à vous pour être éternellement dévouée à l’abandon et à la jalousie, que vous seul osez concilier ? Le Comte Ah ! madame, c’est sans ménagement. Suzanne Madame n’avait qu’à vous laisser appeler les gens. Le Comte Tu as raison, et c’est à moi de m’humilier… Pardon, je suis d’une confusion ! … Suzanne Avouez, Monseigneur, que vous la méritez un peu ! Le Comte Pourquoi donc ne sortais-tu pas lorsque je t’appelais ? Mauvaise ! Suzanne Je me rhabillais de mon mieux, à grand renfort d’épingles ; et madame, qui me le défendait, avait bien ses raisons pour le faire. Le Comte Au lieu de rappeler mes torts, aide-moi plutôt à l’apaiser La Comtesse Non, monsieur ; un pareil outrage ne se couvre point. Je vais me retirer aux Ursulines, et je vois trop qu’il en est temps. Le Comte Le pourriez-vous sans quelques regrets ? Suzanne Je suis sûre, moi, que le jour du départ serait la veille des larmes. La Comtesse Eh ! quand cela serait, Suzon ? j’aime mieux le regretter que d’avoir la bassesse de lui pardonner ; il m’a trop offensée. Le Comte Rosine ! … La Comtesse Je ne la suis plus, cette Rosine que vous avez tant poursuivie ! Je suis la pauvre comtesse Almaviva, la triste femme délaissée, que vous n’aimez plus. Suzanne Madame ! Le Comte, suppliant. Par pitié ! La Comtesse Vous n’en aviez aucune pour moi. Le Comte Mais aussi ce billet… Il m’a tourné le sang ! La Comtesse Je n’avais pas consenti qu’on l’écrivît. Le Comte Vous le saviez ? La Comtesse C’est cet étourdi de Figaro… Le Comte Il en était ? La Comtesse … qui l’a remis à Bazile. Le Comte Qui m’a dit le tenir d’un paysan. Ô perfide chanteur, lame à deux tranchants ! C’est toi qui payeras pour tout le monde. La Comtesse Vous demandez pour vous un pardon que vous refusez aux autres : voilà bien les hommes ! Ah ! si jamais je consentais à pardonner en faveur de l’erreur où vous a jeté ce billet, j’exigerais que l’amnistie fût générale. Le Comte Eh bien, de tout mon cœur, Comtesse. Mais comment réparer une faute aussi humiliante ? La Comtesse se lève. Elle l’était pour tous deux. Le Comte Ah ! dites pour moi seul. – Mais je suis encore à concevoir comment les femmes prennent si vite et si juste l’air et le ton des circonstances. Vous rougissiez, vous pleuriez, votre visage était défait… D’honneur, il l’est encore. La Comtesse, s’efforçant de sourire. Je rougissais… du ressentiment de vos soupçons. Mais les hommes sont-ils assez délicats pour distinguer l’indignation d’une âme honnête outragée, d’avec la confusion qui naît d’une accusation méritée ? Le Comte, souriant. Et ce page en désordre, en veste et presque nu… La Comtesse, montrant Suzanne. Vous le voyez devant vous. N’aimez-vous pas mieux l’avoir trouvé que l’autre ? En général vous ne haïssez pas de rencontrer celui-ci. Le Comte, riant plus fort. Et ces prières, ces larmes feintes… La Comtesse Vous me faites rire, et j’en ai peu d’envie. Le Comte Nous croyons valoir quelque chose en politique, et nous ne sommes que des enfants. C’est vous, c’est vous, madame, que le roi devrait envoyer en ambassade à Londres ! Il faut que votre sexe ait fait une étude bien réfléchie de l’art de se composer, pour réussir à ce point ! La Comtesse C’est toujours vous qui nous y forcez. Suzanne Laissez-nous prisonniers sur parole, et vous verrez si nous sommes gens d’honneur. La Comtesse Brisons là, monsieur le Comte. J’ai peut-être été trop loin ; mais mon indulgence en un cas aussi grave doit au moins m’obtenir la vôtre. Le Comte Mais vous répéterez que vous me pardonnez. La Comtesse Est-ce que je l’ai dit, Suzon ? Suzanne Je ne l’ai pas entendu, madame. Le Comte Eh bien ! que ce mot vous échappe. La Comtesse Le méritez-vous donc, ingrat ? Le Comte Oui, par mon repentir. Suzanne Soupçonner un homme dans le cabinet de madame ! Le Comte Elle m’en a si sévèrement puni ! Suzanne Ne pas s’en fier à elle, quand elle dit que c’est sa camariste ! Le Comte Rosine, êtes-vous donc implacable ? La Comtesse Ah ! Suzon, que je suis faible ! quel exemple je te donne ! (Tendant la main au Comte.) On ne croira plus à la colère des femmes. Suzanne Bon, madame, avec eux ne faut-il pas toujours en venir là ? (Le Comte baise ardemment la main de sa femme.) Scène 20Figaro, arrivant tout essoufflé. On disait madame incommodée. Je suis vite accouru… je vois avec joie qu’il n’en est rien. Le Comte, sèchement. Vous êtes fort attentif. Figaro Et c’est mon devoir. Mais puisqu’il n’en est rien, Monseigneur, tous vos jeunes vassaux des deux sexes sont en bas avec les violons et les cornemuses, attendant, pour m’accompagner, l’instant où vous permettrez que je mène ma fiancée… Le Comte Et qui surveillera la Comtesse au château ? Figaro La veiller ! elle n’est pas malade. Le Comte Non ; mais cet homme absent qui doit l’entretenir ? Figaro Quel homme absent ? Le Comte L’homme du billet que vous avez remis à Bazile. Figaro Qui dit cela ? Le Comte Quand je ne le saurais pas d’ailleurs, fripon, ta physionomie qui t’accuse me prouverait déjà que tu mens. Figaro S’il est ainsi, ce n’est pas moi qui mens, c’est ma physionomie. Suzanne Va, mon pauvre Figaro, n’use pas ton éloquence en défaites ; nous avons tout dit. Figaro Et quoi dit ? Vous me traitez comme un Bazile ! Suzanne Que tu avais écrit le billet de tantôt pour faire accroire à Monseigneur, quand il entrerait, que le petit page était dans ce cabinet, où je me suis enfermée. Le Comte Qu’as-tu à répondre ? La Comtesse Il n’y a plus rien à cacher, Figaro ; le badinage est consommé. Figaro, cherchant à deviner. Le badinage… est consommé ? Le Comte Oui, consommé. Que dis-tu là-dessus ? Figaro Moi ! je dis… que je voudrais bien qu’on en pût dire autant de mon mariage ; et si vous l’ordonnez… Le Comte Tu conviens donc enfin du billet ? Figaro Puisque madame le veut, que Suzanne le veut, que vous le voulez vous-même, il faut bien que je le veuille aussi : mais à votre place, en vérité, Monseigneur, je ne croirais pas un mot de tout ce que nous vous disons. Le Comte Toujours mentir contre l’évidence ! À la fin, cela m’irrite. La Comtesse, en riant. Eh ! ce pauvre garçon ! pourquoi voulez-vous, monsieur, qu’il dise une fois la vérité ? Figaro, bas à Suzanne. Je l’avertis de son danger ; c’est tout ce qu’un honnête homme peut faire. Suzanne, bas. As-tu vu le petit page ? Figaro, bas. Encore tout froissé. Suzanne, bas. Ah ! pécaire ! La Comtesse Allons, monsieur le Comte, ils brûlent de s’unir : leur impatience est naturelle ! Entrons pour la cérémonie. Le Comte, à part. Et Marceline, Marceline… (Haut.) Je voudrais être… au moins vêtu. La Comtesse Pour nos gens ! Est-ce que je le suis ? Scène 21Antonio, demi-gris, tenant un pot de giroflées écrasées. Monseigneur ! Monseigneur ! Le Comte Que me veux-tu, Antonio ? Antonio Faites donc une fois griller les croisées qui donnent sur mes couches. On jette toutes sortes de choses par ces fenêtres : et tout à l’heure encore on vient d’en jeter un homme. Le Comte Par ces fenêtres ? Antonio Regardez comme on arrange mes giroflées ! Suzanne, bas à Figaro. Alerte, Figaro, alerte ! Figaro Monseigneur, il est gris dès le matin. Antonio Vous n’y êtes pas. C’est un petit reste d’hier. Voilà comme on fait des jugements… ténébreux. Le Comte, avec feu. Cet homme ! cet homme ! où est-il ? Antonio Où il est ? Le Comte Oui. Antonio C’est ce que je dis. Il faut me le trouver, déjà. Je suis votre domestique ; il n’y a que moi qui prends soin de votre jardin ; il y tombe un homme ; et vous sentez… que ma réputation en est effleurée. Suzanne, bas à Figaro. Détourne, détourne ! Figaro Tu boiras donc toujours ? Antonio Et si je ne buvais pas, je deviendrais enragé. La Comtesse Mais en prendre ainsi sans besoin… Antonio Boire sans soif et faire l’amour en tout temps, madame, il n’y a que ça qui nous distingue des autres bêtes. Le Comte, vivement. Réponds-moi donc, ou je vais te chasser. Antonio Est-ce que je m’en irais ? Le Comte Comment donc ? Antonio, se touchant le front. Si vous n’avez pas assez de ça pour garder un bon domestique, je ne suis pas assez bête, moi, pour renvoyer un si bon maître. Le Comte, le secoue avec colère. On a, dis-tu, jeté un homme par cette fenêtre ? Antonio Oui, mon Excellence ; tout à l’heure, en veste blanche, et qui s’est enfui, jarni, courant… Le Comte, impatienté. Après ? Antonio J’ai bien voulu courir après ; mais je me suis donné, contre la grille, une si fière gourde à la main, que je ne peux plus remuer ni pied, ni patte, de ce doigt-là. (Levant le doigt.) Le Comte Au moins, tu reconnaîtrais l’homme ? Antonio Oh ! que oui-dà ! si je l’avais vu pourtant ! Suzanne, bas à Figaro. Il ne l’a pas vu. Figaro Voilà bien du train pour un pot de fleurs ! combien te faut-il, pleurard, avec ta giroflée ? Il est inutile de chercher, Monseigneur, c’est moi qui ai sauté. Le Comte Comment, c’est vous ! Antonio Combien te faut-il, pleurard ? Votre corps a donc bien grandi depuis ce temps-là ; car je vous ai trouvé beaucoup plus moindre, et plus fluet ! Figaro Certainement ; quand on saute, on se pelotonne… Antonio M’est avis que c’était plutôt… qui dirait, le gringalet de page. Le Comte Chérubin, tu veux dire ? Figaro Oui, revenu tout exprès, avec son cheval, de la porte de Séville, où peut-être il est déjà. Antonio Oh ! non, je ne dis pas ça, je ne dis pas ça ; je n’ai pas vu sauter de cheval, car je le dirais de même. Le Comte Quelle patience ! Figaro J’étais dans la chambre des femmes, en veste blanche : il fait un chaud ! … J’attendais là, ma Suzannette, quand j’ai ouï tout à coup la voix de Monseigneur et le grand bruit qui se faisait ! je ne sais quelle crainte m’a saisi à l’occasion de ce billet ; et, s’il faut avouer ma bêtise, j’ai sauté sans réflexion sur les couches, où je me suis même un peu foulé le pied droit. (Il frotte son pied.) Antonio Puisque c’est vous, il est juste de vous rendre ce brimborion de papier qui a coulé de votre veste, en tombant. Le Comte se jette dessus. Donne-le-moi. (Il ouvre le papier et le referme.) Figaro, à part. Je suis pris. Le Comte, à Figaro. La frayeur ne vous aura pas fait oublier ce que contient ce papier, ni comment il se trouvait dans votre poche ? Figaro, embarrassé, fouille dans ses poches et en tire des papiers. Non sûrement… Mais c’est que j’en ai tant. Il faut répondre à tout… (Il regarde un des papiers.) Ceci ? ah ! c’est une lettre de Marceline, en quatre pages ; elle est belle ! … Ne serait-ce pas la requête de ce pauvre braconnier en prison ? … Non, la voici… J’avais l’état des meubles du petit château dans l’autre poche… (Le Comte rouvre le papier qu’il tient.) La Comtesse, bas à Suzanne. Ah ! dieux ! Suzon, c’est le brevet d’officier. Suzanne, bas à Figaro. Tout est perdu, c’est le brevet. Le Comte replie le papier. Eh bien ! l’homme aux expédients, vous ne devinez pas ? Antonio, s’approchant de Figaro. Monseigneur dit, si vous ne devinez pas ? Figaro le repousse. Fi donc, vilain, qui me parle dans le nez ! Le Comte Vous ne vous rappelez pas ce que ce peut être ? Figaro À, a, a, ah ! povero ! ce sera le brevet de ce malheureux enfant, qu’il m’avait remis, et que j’ai oublié de lui rendre. O o, o, oh ! étourdi que je suis ! que fera-t-il sans son brevet ? Il faut courir… Le Comte Pourquoi vous l’aurait-il remis ? Figaro, embarrassé. Il… désirait qu’on y fît quelque chose. Le Comte regarde son papier. Il n’y manque rien. La Comtesse, bas à Suzanne. Le cachet. Suzanne, bas à Figaro. Le cachet manque. Le Comte, à Figaro. Vous ne répondez pas ? Figaro C’est… qu’en effet, il y manque peu de chose. Il dit que c’est l’usage. Le Comte L’usage ! l’usage ! l’usage de quoi ? Figaro D’y apposer le sceau de vos armes. Peut-être aussi que cela ne valait pas la peine. Le Comte rouvre le papier et le chiffonne de colère. Allons, il est écrit que je ne saurai rien. (À part.) C’est ce Figaro qui les mène, et je ne m’en vengerais pas ! (Il veut sortir avec dépit.) Figaro, l’arrêtant. Vous sortez sans ordonner mon mariage ? Scène 22Marceline, au Comte. Ne l’ordonnez pas, Monseigneur ! Avant de lui faire grâce, vous nous devez justice. Il a des engagements avec moi. Le Comte, à part. Voilà ma vengeance arrivée. Figaro Des engagements ! De quelle nature ? Expliquez-vous. Marceline Oui, je m’expliquerai, malhonnête ! (La Comtesse s’assied sur une bergère. Suzanne est derrière elle.) Le Comte De quoi s’agit-il, Marceline ? Marceline D’une obligation de mariage. Figaro Un billet, voilà tout, pour de l’argent prêté. Marceline, au Comte. Sous condition de m’épouser. Vous êtes un grand seigneur, le premier juge de la province… Le Comte Présentez-vous au tribunal, j’y rendrai justice à tout le monde. Bazile, montrant Marceline. En ce cas, Votre Grandeur permet que je fasse aussi valoir mes droits sur Marceline ? Le Comte, à part. Ah, voilà mon fripon du billet. Figaro Autre fou de la même espèce ! Le Comte, en colère, à Bazile. Vos droits ! vos droits ! Il vous convient bien de parler devant moi, maître sot ! Antonio, frappant dans sa main. Il ne l’a, ma foi, pas manqué du premier coup : c’est son nom. Le Comte Marceline, on suspendra tout jusqu’à l’examen de vos titres, qui se fera publiquement dans la grande salle d’audience. Honnête Bazile, agent fidèle et sûr, allez au bourg chercher les gens du siège. Bazile Pour son affaire ? Le Comte Et vous m’amènerez le paysan du billet. Bazile Est-ce que je le connais ? Le Comte Vous résistez ? Bazile Je ne suis pas entré au château pour en faire les commissions. Le Comte Quoi donc ? Bazile Homme à talent sur l’orgue du village, je montre le clavecin à madame, à chanter à ses femmes, la mandoline aux pages ; et mon emploi surtout est d’amuser votre compagnie avec ma guitare, quand il vous plaît me l’ordonner. Gripe-Soleil s’avance. J’irai bien, Monsigneu, si cela vous plaira. Le Comte Quel est ton nom et ton emploi ? Gripe-Soleil Je suis Gripe-Soleil, mon bon signeu ; le petit patouriau des chèvres, commandé pour le feu d’artifice. C’est fête aujourd’hui dans le troupiau ; et je sais ous-ce-qu’est toute l’enragée boutique à procès du pays. Le Comte Ton zèle me plaît ; vas-y : mais vous (à Bazile), accompagnez monsieur en jouant de la guitare, et chantant pour amuser en chemin. Il est de ma compagnie. Gripe-Soleil, joyeux. Oh ! moi, je suis de la ? … (Suzanne l’apaise de la main, en lui montrant la Comtesse.) Bazile, surpris. Que j’accompagne Gripe-Soleil en jouant ? … Le Comte C’est votre emploi. Partez ou je vous chasse. (Il sort.) Scène 23Bazile, à lui-même. Ah ! je n’irai pas lutter contre le pot de fer, moi qui ne suis… Figaro Qu’une cruche. Bazile, à part. Au lieu d’aider à leur mariage, je m’en vais assurer le mien avec Marceline. (À Figaro.) Ne conclus rien, crois-moi, que je ne sois de retour. (Il va prendre la guitare sur le fauteuil du fond.) Figaro le suit. Conclure ! oh ! va, ne crains rien, quand même tu ne reviendrais jamais… Tu n’as pas l’air en train de chanter, veux-tu que je commence ? … Allons, gai, haut la-mi-la pour ma fiancée. (Il se met en marche à reculons, danse en chantant la séguedille suivante ; Bazile accompagne ; et tout le monde le suit.) SEGUEDILLE : Air noté.
Scène 24La Comtesse, dans sa bergère. Vous voyez, Suzanne, la jolie scène que votre étourdi m’a value avec son billet. Suzanne Ah ! madame, quand je suis rentrée du cabinet, si vous aviez vu votre visage ! Il s’est terni tout à coup mais ce n’a été qu’un nuage ; et par degrés vous êtes devenue rouge, rouge, rouge ! La Comtesse Il a donc sauté par la fenêtre ? Suzanne Sans hésiter, le charmant enfant ! Léger… comme une abeille ! La Comtesse Ah ! ce fatal jardinier ! Tout cela m’a remuée au point… que je ne pouvais rassembler deux idées. Suzanne Ah ! madame, au contraire ; et c’est là que j’ai vu combien l’usage du grand monde donne d’aisance aux dames comme il faut, pour mentir sans qu’il y paraisse. La Comtesse Crois-tu que le Comte en soit la dupe ? Et s’il trouvait cet enfant au château ! Suzanne Je vais recommander de le cacher si bien… La Comtesse Il faut qu’il parte. Après ce qui vient d’arriver, vous croyez bien que je ne suis pas tentée de l’envoyer au jardin à votre place. Suzanne Il est certain que je n’irai pas non plus. Voilà donc mon mariage encore une fois… La Comtesse se lève. Attends… Au lieu d’un autre, ou de toi, si j’y allais moi-même ! Suzanne Vous, madame ? La Comtesse Il n’y aurait personne d’exposé… Le Comte alors ne pourrait nier… Avoir puni sa jalousie, et lui prouver son infidélité, cela serait… Allons : le bonheur d’un premier hasard m’enhardit à tenter le second. Fais-lui savoir promptement que tu te rendras au jardin. Mais surtout que personne… Suzanne Ah ! Figaro. La Comtesse Non, non. Il voudrait mettre ici du sien… Mon masque de velours et ma canne ; que j’aille y rêver sur la terrasse. (Suzanne entre dans le cabinet de toilette.) Scène 25Il est assez effronté, mon petit projet ! (Elle se retourne.) Ah ! le ruban ! mon joli ruban ! je t’oubliais ! (Elle le prend sur sa bergère et le roule.) Tu ne me quitteras plus… tu me rappelleras la scène où ce malheureux enfant… Ah ! monsieur le Comte, qu’avez-vous fait ? et moi, que fais-je en ce moment ? Scène 26Suzanne Voici la canne et votre loup. La Comtesse Souviens-toi que je t’ai défendu d’en dire un mot à Figaro. Suzanne, avec joie Madame, il est charmant votre projet ! je viens d’y réfléchir. Il rapproche tout, termine tout, embrasse tout ; et, quelque chose qui arrive, mon mariage est maintenant certain. (Elle baise la main de sa maîtresse. Elles sortent.) Pendant l’entracte, des valets arrangent la salle d’audience : on apporte les deux banquettes à dossier des avocats, que l’on place aux deux colis du théâtre, de façon que le passage soit libre par-derrière. On pose une estrade à deux marches dans le milieu du théâtre, vers le fond, sur laquelle on place le fauteuil du Comte. On met la table du greffier et son tabouret de côté sur le devant, et des sièges pour Brid’oison et d’autres juges, des deux côtés de l’estrade du Comte. ACTE IIIScène 1Le Comte, vite. M’as-tu bien entendu ? Pédrille Excellence, oui. (Il sort.) Scène 2Pédrille ! Scène 3Pédrille Excellence ? Le Comte On ne t’a pas vu ? Pédrille Âme qui vive. Le Comte Prenez le cheval barbe. Pédrille Il est à la grille du potager, tout sellé. Le Comte Ferme, d’un trait, jusqu’à Séville. Pédrille Il n’y a que trois lieues, elles sont bonnes. Le Comte En descendant, sachez si le page est arrivé. Pédrille Dans l’hôtel ? Le Comte Oui ; surtout depuis quel temps. Pédrille J’entends. Le Comte Remets-lui son brevet, et reviens vite. Pédrille Et s’il n’y était pas ? Le Comte Revenez plus vite, et m’en rendez compte. Allez. Scène 4J’ai fait une gaucherie en éloignant Bazile ! … la colère n’est bonne à rien. – Ce billet remis par lui, qui m’avertit d’une entreprise sur la Comtesse ; la camariste enfermée quand j’arrive ; la maîtresse affectée d’une terreur fausse ou vraie ; un homme qui saute par la fenêtre, et l’autre après qui avoue… ou qui prétend que c’est lui… Le fil m’échappe. Il y a là-dedans une obscurité… Des libertés chez mes vassaux, qu’importe à gens de cette étoffe ? Mais la Comtesse ! si quelque insolent attentait… Où m’égaré-je ? En vérité, quand la tête se monte, l’imagination la mieux réglée devient folle comme un rêve ! – Elle s’amusait : ces ris étouffés, cette joie mal éteinte ! – Elle se respecte ; et mon honneur… où diable on l’a placé ! De l’autre part, où suis-je ? cette friponne de Suzanne a-t-elle trahi mon secret ? … comme il n’est pas encore le sien… Qui donc m’enchaîne à cette fantaisie ? j’ai voulu vingt fois y renoncer… Etrange effet de l’irrésolution ! si je la voulais sans débat, je la désirerais mille fois moins. – Ce Figaro se fait bien attendre ! il faut le sonder adroitement (Figaro paraît dans le fond, il s’arrête) et tâcher, dans la conversation que je vais avoir avec lui, de démêler d’une manière détournée s’il est instruit ou non de mon amour pour Suzanne. Scène 5Figaro, à part. Nous y voilà. Le Comte … S’il en sait par elle un seul mot… Figaro, à part. je m’en suis douté. Le Comte … Je lui fais épouser la vieille. Figaro, à part, Les amours de monsieur Bazile ? Le Comte … Et voyons ce que nous ferons de la jeune. Figaro, à part. Ah ! ma femme, s’il vous plaît. Le Comte, se retourne. Hein ? quoi ? qu’est-ce que c’est ? Figaro s’avance. Moi, qui me rends à vos ordres. Le Comte Et pourquoi ces mots ? … Figaro Je n’ai rien dit. Le Comte répète. Ma femme, s’il vous plaît ? Figaro C’est… la fin d’une réponse que je faisais : allez le dire à ma femme, s’il vous plaît. Le Comte se promène. Sa femme ! … Je voudrais bien savoir quelle affaire peut arrêter monsieur, quand je le fais appeler ? Figaro, feignant d’assurer son habillement. Je m’étais sali sur ces couches en tombant ; je me changeais. Le Comte Faut-il une heure ? Figaro Il faut le temps. Le Comte Les domestiques ici… sont plus longs à s’habiller que les maîtres ! Figaro C’est qu’ils n’ont point de valets pour les y aider. Le Comte Je n’ai pas trop compris ce qui vous avait forcé tantôt de courir un danger inutile, en vous jetant… Figaro Un danger ! on dirait que je me suis engouffré tout vivant… Le Comte Essayez de me donner le change en feignant de le prendre, insidieux valet ! Vous entendez fort bien que ce n’est pas le danger qui m’inquiète, mais le motif. Figaro Sur un faux avis, vous arrivez furieux, renversant tout, comme le torrent de la Morena ; vous cherchez un homme, il vous le faut, ou vous allez briser les portes, enfoncer les cloisons ! Je me trouve là par hasard : qui sait dans votre emportement si… Le Comte, interrompant. Vous pouviez fuir par l’escalier. Figaro Et vous, me prendre au corridor. Le Comte, en colère. Au corridor ! (À part.) Je m’emporte, et nuis à ce que je veux savoir. Figaro, à part. Voyons-le venir, et jouons serré. Le Comte, radouci. Ce n’est pas ce que je voulais dire ; laissons cela. J’avais… oui, j’avais quelque envie de t’emmener à Londres courrier de dépêches… mais, toutes réflexions faites… Figaro Monseigneur a changé d’avis ? Le Comte Premièrement, tu ne sais pas l’anglais. Figaro Je sais God-dam. Le Comte Je n’entends pas. Figaro Je dis que je sais God-dam. Le Comte Hé bien ? Figaro Diable ! c’est une belle langue que l’anglais ! il en faut peu pour aller loin. Avec God-dam, en Angleterre, on ne manque de rien nulle part, – Voulez-vous tâter d’un bon poulet gras ? entrez dans une taverne, et faites seulement ce geste au garçon. (Il tourne la broche.) God-dam ! on vous apporte un pied de bœuf salé, sans pain. C’est admirable ! Aimez-vous à boire un coup d’excellent bourgogne ou de clairet ? rien que celui-ci. (Il débouche une bouteille.) God-dam ! on vous sert un pot de bière, en bel étain, la mousse aux bords. Quelle satisfaction ! Rencontrez-vous une de ces jolies personnes qui vont trottant menu, les yeux baissés, coudes en arrière, et tortillant un peu des hanches ? mettez mignardement tous les doigts unis sur la bouche. Ah ! God-dam ! elle vous sangle un soufflet de crocheteur : preuve qu’elle entend. Les Anglais, à la vérité, ajoutent par-ci, par-là, quelques autres mots en conversant ; mais il est bien aisé de voir que God-dam est le fond de la langue ; et si Monseigneur n’a pas d’autre motif de me laisser en Espagne… Le Comte, à part. Il veut venir à Londres ; elle n’a pas parlé. Figaro, à part. Il croit que je ne sais rien ; travaillons-le un peu dans son genre. Le Comte Quel motif avait la Comtesse pour me jouer un pareil tour ? Figaro Ma foi, Monseigneur, vous le savez mieux que moi. Le Comte Je la préviens sur tout, et la comble de présents. Figaro Vous lui donnez, mais vous êtes infidèle. Sait-on gré du superflu à qui nous prive du nécessaire ? Le Comte … Autrefois tu me disais tout. Figaro Et maintenant je ne vous cache rien. Le Comte Combien la Comtesse t’a-t-elle donné pour cette belle association ? Figaro Combien me donnâtes-vous pour la tirer des mains du docteur ? Tenez, Monseigneur, n’humilions pas l’homme qui nous sert bien, crainte d’en faire un mauvais valet. Le Comte Pourquoi faut-il qu’il y ait toujours du louche en ce que tu fais ? Figaro C’est qu’on en voit partout quand on cherche des torts. Le Comte Une réputation détestable ! Figaro Et si je vaux mieux qu’elle ? Y a-t-il beaucoup de seigneurs qui puissent en dire autant ? Le Comte Cent fois je t’ai vu marcher à la fortune, et jamais aller droit. Figaro Comment voulez-vous ? la foule est là : chacun veut courir, on se presse, on pousse, on coudoie, on renverse, arrive qui peut ; le reste est écrasé, Aussi c’est fait ; pour moi, j’y renonce. Le Comte À la fortune ? (À part.) Voici du neuf. Figaro, à part. À mon tour maintenant. (Haut.) Votre Excellence m’a gratifié de la conciergerie du château ; c’est un fort joli sort : à la vérité, je ne serai pas le courrier étrenné des nouvelles intéressantes ; mais, en revanche, heureux avec ma femme au fond de l’Andalousie… Le Comte Qui t’empêcherait de l’emmener à Londres ? Figaro Il faudrait la quitter si souvent, que j’aurais bientôt du mariage par-dessus la tête. Le Comte Avec du caractère et de l’esprit, tu pourrais un jour t’avancer dans les bureaux. Figaro De l’esprit pour s’avancer ? Monseigneur se rit du mien. Médiocre et rampant, et l’on arrive à tout. Le Comte Il ne faudrait qu’étudier un peu sous moi la politique. Figaro Je la sais. Le Comte Comme l’anglais, le fond de la langue ! Figaro Oui, s’il y avait ici de quoi se vanter. Mais feindre d’ignorer ce qu’on sait, de savoir tout ce qu’on ignore ; d’entendre ce qu’on ne comprend pas, de ne point ouïr ce qu’on entend ; surtout de pouvoir au-delà de ses forces ; avoir souvent pour grand secret de cacher qu’il n’y en a point ; s’enfermer pour tailler des plumes, et paraître profond quand on n’est, comme on dit, que vide et creux ; jouer bien ou mal un personnage, répandre des espions et pensionner des traîtres ; amollir des cachets, intercepter des lettres, et tâcher d’ennoblir la pauvreté des moyens par l’importance des objets : voilà toute la politique, ou je meure ! Le Comte Eh ! c’est l’intrigue que tu définis ! Figaro La politique, l’intrigue, volontiers ; mais, comme je les crois un peu germaines, en fasse qui voudra ! J’aime mieux ma mie, ô gué ! comme dit la chanson du bon Roi. Le Comte, à part. Il veut rester. J’entends… Suzanne m’a trahi. Figaro, à part. Je l’enfile, et le paye en sa monnaie. Le Comte Ainsi tu espères gagner ton procès contre Marceline ? Figaro Me feriez-vous un crime de refuser une vieille fille, quand Votre Excellence se permet de nous souffler toutes les jeunes ! Le Comte, raillant. Au tribunal le magistrat s’oublie, et ne voit plus que l’ordonnance. Figaro Indulgente aux grands, dure aux petits… Le Comte Crois-tu donc que je plaisante ? Figaro Eh ! qui le sait, Monseigneur ? Tempo è galant’uomo, dit l’Italien ; il dit toujours la vérité : c’est lui qui m’apprendra qui me veut du mal, ou du bien. Le Comte, à part. Je vois qu’on lui a tout dit ; il épousera la duègne. Figaro, à part. Il a joué au fin avec moi, qu’a-t-il appris ? Scène 6Le laquais, annonçant. Dom Gusman Brid’oison. Le Comte Brid’oison ? Figaro Eh ! sans doute. C’est le juge ordinaire, le lieutenant du siège, votre prud’homme. Le Comte Qu’il attende. (Le laquais sort.) Scène 7Figaro reste un moment à regarder le Comte qui rêve. … Est-ce là ce que Monseigneur voulait ? Le Comte, revenant à lui. Moi ? … je disais d’arranger ce salon pour l’audience publique. Figaro Hé ! qu’est-ce qu’il manque ? Le grand fauteuil pour vous, de bonnes chaises aux prud’hommes, le tabouret du greffier, deux banquettes aux avocats, le plancher pour le beau monde et la canaille derrière. Je vais renvoyer les frotteurs. (Il sort.) Scène 8Le maraud m’embarrassait ! en disputant, il prend son avantage, il vous serre, vous enveloppe… Ah ! friponne et fripon, vous vous entendez pour me jouer ? Soyez amis, soyez amants, soyez ce qu’il vous plaira, j’y consens ; mais parbleu, pour époux… Scène 9Suzanne, essoufflée. Monseigneur… pardon, Monseigneur. Le Comte, avec humeur. Qu’est-ce qu’il y a, mademoiselle ? Suzanne Vous êtes en colère ? Le Comte Vous voulez quelque chose apparemment ? Suzanne, timidement. C’est que ma maîtresse a ses vapeurs. J’accourais vous prier de nous prêter votre flacon d’éther. Je l’aurais rapporté dans l’instant, Le Comte, le lui donne. Non, non, gardez-le pour vous-même. Il ne tardera pas à vous être utile. Suzanne Est-ce que les femmes de mon état ont des vapeurs, donc ? C’est un mal de condition, qu’on ne prend que dans les boudoirs. Le Comte Une fiancée bien éprise, et qui perd son futur… Suzanne En payant Marceline avec la dot que vous m’avez promise… Le Comte Que je vous ai promise, moi ? Suzanne, baissant les yeux. Monseigneur, j’avais cru l’entendre. Le Comte Oui, si vous consentiez à m’entendre vous-même. Suzanne, les yeux baissés. Et n’est-ce pas mon devoir d’écouter Son Excellence ? Le Comte Pourquoi donc, cruelle fille, ne me l’avoir pas dit plus tôt ? Suzanne Est-il jamais trop tard pour dire la vérité ? Le Comte Tu te rendrais sur la brune au jardin ? Suzanne Est-ce que je ne m’y promène pas tous les soirs ? Le Comte Tu m’as traité ce matin si durement ! Suzanne Ce matin ? – Et le page derrière le fauteuil ? Le Comte Elle a raison, je l’oubliais… Mais pourquoi ce refus obstiné quand Bazile, de ma part ? … Suzanne Quelle nécessité qu’un Bazile… ? Le Comte Elle a toujours raison. Cependant il y a un certain Figaro à qui je crains bien que vous n’ayez tout dit ! Suzanne Dame ! oui, je lui dis tout… hors ce qu’il faut lui taire, Le Comte, en riant. Ah ! charmante ! Et tu me le promets ? Si tu manquais à ta parole, entendons-nous, mon cœur : point de rendez-vous, point de dot, point de mariage. Suzanne, faisant la révérence. Mais aussi point de mariage, point de droit du seigneur, Monseigneur. Le Comte Où prend-elle ce qu’elle dit ? d’honneur j’en raffolerai ! Mais ta maîtresse attend le flacon… Suzanne, riant et rendant le flacon. Aurais-je pu vous parler sans un prétexte ? Le Comte veut l’embrasser Délicieuse créature ! Suzanne s’échappe. Voilà du monde. Le Comte, à part. Elle est à moi. (Il s’enfuit.) Suzanne Allons vite rendre compte à madame. Scène 10Figaro Suzanne, Suzanne ! où cours-tu donc si vite en quittant Monseigneur ? Suzanne Plaide à présent, si tu le veux ; tu viens de gagner ton procès. (Elle s’enfuit.) Figaro la suit. Ah ! mais, dis donc… Scène 11Tu viens de gagner ton procès ! – Je donnais là dans un bon piège ! Ô mes chers insolents ! je vous punirai de façon… Un bon arrêt, bien juste… Mais s’il allait payer la duègne… Avec quoi… S’il payait… Eeeeh ! n’ai-je pas le fier Antonio, dont le noble orgueil dédaigne en Figaro un inconnu pour sa nièce ? En caressant cette manie… Pourquoi non ? dans le vaste champ de l’intrigue il faut savoir tout cultiver, jusqu’à la vanité d’un sot. (Il appelle.) Anto… (Il voit entrer Marceline, etc. Il sort.) Scène 12Marceline, à Brid’oison. Monsieur, écoutez mon affaire. Brid’oison, en robe, et bégayant un peu. Eh bien ! pa-arlons-en verbalement. Bartholo C’est une promesse de mariage, Marceline Accompagnée d’un prêt d’argent. Brid’oison J’en-entends, et caetera, le reste. Marceline Non, monsieur, point d’et caetera. Brid’oison J’en-entends : vous avez la somme ? Marceline Non, monsieur ; c’est moi qui l’ai prêtée. Brid’oison J’en-entends bien, vou-ous redemandez l’argent ? Marceline Non, monsieur ; je demande qu’il m’épouse. Brid’oison Eh ! mais, j’en-entends fort bien ; et lui veu-eut-il vous épouser ? Marceline Non, monsieur ; voilà tout le procès ! Brid’oison Croyez-vous que je ne l’en-entende pas, le procès ? Marceline Non, monsieur. (À Bartholo.) Où sommes-nous ? (À Brid’oison). Quoi ! c’est vous qui nous jugerez ? Brid’oison Est-ce que j’ai a-acheté ma charge pour autre chose ? Marceline, en soupirant. C’est un grand abus que de les vendre ! Brid’oison Oui ; l’on-on ferait mieux de nous les donner pour rien. Contre qui plai-aidez-vous ? Scène 13Figaro rentre en se frottant les mains. Marceline, montrant Figaro. Monsieur, contre ce malhonnête homme. Figaro, très gaiement, à Marceline. Je vous gêne peut-être. – Monseigneur revient dans l’instant, monsieur le conseiller. Brid’oison J’ai vu ce ga-arçon-là quelque part. Figaro Chez madame votre femme, à Séville, pour la servir, Monsieur le conseiller. Brid’oison Dan-ans quel temps ? Figaro Un peu moins d’un an avant la naissance de monsieur votre fils le cadet, qui est un bien joli enfant, je m’en vante. Brid’oison Oui, c’est le plus jo-oli de tous. On dit que tu-u fais ici des tiennes ? Figaro Monsieur est bien bon. Ce n’est là qu’une misère. Brid’oison Une promesse de mariage ! A-ah ! le pauvre benêt ! Figaro Monsieur… Brid’oison A-t-il vu mon-on secrétaire, ce bon garçon ; Figaro N’est-ce pas Double-Main, le greffier ? Brid’oison Oui ; c’è-est qu’il mange à deux râteliers. Figaro Manger ! je suis garant qu’il dévore. Oh ! que oui, je l’ai vu pour l’extrait et pour le supplément d’extrait ; comme cela se pratique, au reste. Brid’oison On-on doit remplir les formes. Figaro Assurément, monsieur ; si le fond des procès appartient aux plaideurs, on sait bien que la forme est le patrimoine des tribunaux. Brid’oison Ce garçon-là n’è-est pas si niais que je l’avais cru d’abord. Hé bien, l’ami, puisque tu en sais tant, nou-ous aurons soin de ton affaire. Figaro Monsieur, je m’en rapporte à votre équité, quoique vous soyez de notre justice. Brid’oison Hein ? … Oui, je suis de la-a justice. Mais si tu dois, et que tu-u ne payes pas ? … Figaro Alors monsieur voit bien que c’est comme si je ne devais pas. Brid’oison San-ans doute. – Hé ! mais qu’est-ce donc qu’il dit ? Scène 14L’huissier, précédant le Comte, crie. Monseigneur, messieurs. Le Comte En robe ici, seigneur Brid’oison ! Ce n’est qu’une affaire domestique : l’habit de ville était trop bon. Brid’oison C’è-est vous qui l’êtes, monsieur le Comte. Mais je ne vais jamais san-ans elle, parce que la forme, voyez-vous, la forme ! Tel rit d’un juge en habit court, qui-i tremble au seul aspect d’un procureur en robe. La forme, la-a forme ! Le Comte, à l’huissier. Faites entrer l’audience. L’huissier va ouvrir en glapissant. L’audience ! Scène 15Brid’oison, à Double-Main. Double-Main, a-appelez les causes. Double-Main lit un papier. « Noble, très noble, infiniment noble, don Pedro George, hidalgo, baron de Los Altos, y Montes Fieros, y Otros Montes ; contre Alonzo Calderon, jeune auteur dramatique. Il est question d’une comédie mort-née, que chacun désavoue et rejette sur l’autre. » Le Comte Ils ont raison tous deux. Hors de cour. S’ils font ensemble un autre ouvrage, pour qu’il marque un peu dans le grand monde, ordonné que le noble y mettra son nom, le poète son talent. Double-Main lit un autre papier. « André Pétrutebio, laboureur ; contre le receveur de la province. » Il s’agit d’un forcement arbitraire. Le Comte L’affaire n’est pas de mon ressort. Je servirai mieux mes vassaux en les protégeant près du Roi. Passez. Double-Main en prend un troisième. Bartholo et Figaro se lèvent. « Barbe – Agar – Raab – Magdelaine – Nicole – Marceline de Verte-Allure, fille majeure (Marceline se lève et salue) ; contre Figaro… » Nom de baptême en blanc ? Figaro Anonyme. Brid’oison A-anonyme ! Què-el patron est-ce là ? Figaro C’est le mien. Double-Main écrit. Contre anonyme Figaro. Qualités ? Figaro Gentilhomme. Le Comte Vous êtes gentilhomme ? (Le greffier écrit.) Figaro Si le ciel l’eût voulu, je serais fils d’un prince Le Comte, au greffier. Allez. L’Huissier, glapissant. Silence ! messieurs. Double-Main lit. « … Pour cause d’opposition faite au mariage dudit Figaro par ladite de Verte-Allure. Le docteur Bartholo plaidant pour la demanderesse, et ledit Figaro pour lui-même, si la cour le permet, contre le vœu de l’usage et la jurisprudence du siège. » Figaro L’usage, maître Double-Main, est souvent un abus. Le client un peu instruit sait toujours mieux sa cause que certains avocats, qui, suant à froid, criant à tue-tête, et connaissant tout, hors le fait, s’embarrassent aussi peu de ruiner le plaideur que d’ennuyer l’auditoire et d’endormir messieurs : plus boursouflés après que s’ils eussent composé l’Oratio pro Murena. Moi, je dirai le fait en peu de mots. Messieurs… Double-Main En voilà beaucoup d’inutiles, car vous n’êtes pas demandeur, et n’avez que la défense. Avancez, docteur, et lisez la promesse. Figaro Oui, promesse ! Bartholo, mettant ses lunettes. Elle est précise. Brid’oison I-il faut la voir. Double-Main Silence donc, messieurs ! L’Huissier, glapissant. Silence ! Bartholo lit. « Je soussigné reconnais avoir reçu de damoiselle, etc. Marceline de Verte-Allure dans le château d’Aguas-Frescas, la somme de deux mille piastres fortes cordonnées, laquelle somme je lui rendrai à sa réquisition, dans ce château ; et je l’épouserai, par forme de reconnaissance, etc. Signé Figaro, tout court. » Mes conclusions sont au paiement du billet et à l’exécution de la promesse, avec dépens. (Il plaide.) Messieurs… jamais cause plus intéressante ne fut soumise au jugement de la cour ; et, depuis Alexandre le Grand, qui promit mariage à la belle Thalestris… Le Comte, interrompant. Avant d’aller plus loin, avocat, convient-on de la validité du titre ? Brid’oison, à Figaro. Qu’oppo… qu’oppo-osez-vous à cette lecture ? Figaro Qu’il y a, messieurs, malice, erreur ou distraction dans la manière dont on a lu la pièce, car il n’est pas dit dans l’écrit : « laquelle somme je lui rendrai, ET je l’épouserai, » mais « laquelle somme je lui rendrai, OU je l’épouserai » ; ce qui est bien différent. Le Comte Y a-t-il ET dans l’acte, ou bien OU ? Bartholo Il y a ET. Figaro Il y a OU. Brid’oison Dou-ouble-Main, lisez vous-même. Double-Main, prenant le papier. Et c’est le plus sûr ; car souvent les parties déguisent en lisant. (Il lit.) « E, e, e, Damoiselle e, e, e, de Verte-Allure, e, e, e, Ha ! laquelle somme je lui rendrai à sa réquisition, dans ce château… ET… OU… ET… OU… » Le mot est si mal écrit… il y a un pâté. Brid’oison Un pâ-âté ? je sais ce que c’est. Bartholo, plaidant. Je soutiens, moi, que c’est la conjonction copulative ET qui lie les membres corrélatifs de la phrase ; je payerai la demoiselle, ET je l’épouserai. Figaro, plaidant. Je soutiens, moi, que c’est la conjonction alternative OU qui sépare lesdits membres ; je payerai la donzelle, OU je l’épouserai. À pédant, pédant et demi. Qu’il s’avise de parler latin, j’y suis grec ; je l’extermine. Le Comte Comment juger pareille question ? Bartholo Pour la trancher, messieurs, et ne plus chicaner sur un mot, nous passons qu’il y ait OU. Figaro J’en demande acte. Bartholo Et nous y adhérons. Un si mauvais refuge ne sauvera pas le coupable. Examinons le titre en ce sens. (Il lit.) « Laquelle somme je lui rendrai dans ce château, où je l’épouserai. » C’est ainsi qu’on dirait, messieurs : « Vous vous ferez saigner dans ce lit, où vous resterez chaudement » ; c’est dans lequel. « Il prendra deux gros de rhubarbe, où vous mêlerez un peu de tamarin » ; dans lesquels on mêlera. Ainsi « château où je l’épouserai », messieurs, c’est « château dans lequel. » Figaro Point du tout : la phrase est dans le sens de celle-ci : « ou la maladie vous tuera, ou ce sera le médecin » ; ou bien le médecin ; c’est incontestable. Autre exemple : « ou vous n’écrirez rien qui plaise, ou les sots vous dénigreront » ; ou bien les sots ; le sens est clair ; car, audit cas, sots ou méchants sont le substantif qui gouverne. Maître Bartholo croit-il donc que j’aie oublié ma syntaxe ? Ainsi, je la payerai dans ce château, virgule, ou je l’épouserai… Bartholo, vite. Sans virgule. Figaro, vite. Elle y est. C’est, virgule, messieurs, ou bien je l’épouserai. Bartholo, regardant le papier, vite. Sans virgule, messieurs. Figaro, vite. Elle y était, messieurs. D’ailleurs, l’homme qui épouse est-il tenu de rembourser ? Bartholo, vite. Oui ; nous nous marions séparés de biens. Figaro, vite. Et nous de corps, dès que mariage n’est pas quittance. (Les juges se lèvent et opinent tout bas.) Bartholo Plaisant acquittement ! Double-Main Silence, messieurs ! L’Huissier, glapissant. Silence ! Bartholo Un pareil fripon appelle cela payer ses dettes ! Figaro Est-ce votre cause, avocat, que vous plaidez ? Bartholo Je défends cette demoiselle. Figaro Continuez à déraisonner, mais cessez d’injurier. Lorsque, craignant l’emportement des plaideurs, les tribunaux ont toléré qu’on appelât des tiers, ils n’ont pas entendu que ces défenseurs modérés deviendraient impunément des insolents privilégiés. C’est dégrader le plus noble institut. (Les juges continuent d’opiner bas.) Antonio, à Marceline, montrant les juges. Qu’ont-ils tant à balbucifier ? Marceline On a corrompu le grand juge ; il corrompt l’autre, et je perds mon procès. Bartholo, bas, d’un ton sombre. J’en ai peur. Figaro, gaiement. Courage, Marceline ! Double-Main se lève ; à Marceline. Ah ! c’est trop fort ! je vous dénonce ; et, pour l’honneur du tribunal, je demande qu’avant faire droit sur l’autre affaire, il soit prononcé sur celle-ci. Le Comte s’assied. Non, greffier, je ne prononcerai point sur mon injure personnelle ; un juge espagnol n’aura point à rougir d’un excès digne au plus des tribunaux asiatiques : c’est assez des autres abus ! J’en vais corriger un second, en vous motivant mon arrêt : tout juge qui s’y refuse est un grand ennemi des lois. Que peut requérir la demanderesse ? mariage à défaut de paiement : les deux ensemble impliqueraient. Double-Main Silence, messieurs ! L’Huissier, glapissant. Silence. Le Comte Que nous répond le défendeur ? qu’il veut garder sa personne ; à lui permis. Figaro, avec joie. J’ai gagné ! Le Comte Mais comme le texte dit : "Laquelle somme je payerai à sa première réquisition, ou bien j’épouserai, etc.", la cour condamne le défendeur à payer deux mille piastres fortes à la demanderesse, ou bien à l’épouser dans le jour. (Il se lève.) Figaro, stupéfait. J’ai perdu. Antonio, avec joie. Superbe arrêt ! Figaro En quoi superbe ? Antonio En ce que tu n’es plus mon neveu. Grand merci, monseigneur. L’Huissier, glapissant. Passez, messieurs. (Le peuple sort.) Antonio Je m’en vas tout conter à ma nièce (Il sort.) Scène 16Marceline, s’assied. Ah ! je respire ! Figaro Et moi, j’étouffe. Le Comte, à part. Au moins je suis vengé, cela soulage. Figaro, à part. Et ce Bazile qui devait s’opposer au mariage de Marceline, voyez comme il revient ! – (Au Comte qui sort.) monseigneur, vous nous quittez ? Le Comte Tout est jugé. Figaro, à Brid’oison. C’est ce gros enflé de conseiller… Brid’oison Moi, gros-os enflé ! Figaro Sans doute. Et je ne l’épouserai pas : je suis gentilhomme, une fois. (Le Comte s’arrête.) Bartholo Vous l’épouserez. Figaro Sans l’aveu de mes nobles parents ? Bartholo Nommez-les, montrez-les. Figaro Qu’on me donne un peu de temps : je suis bien près de les revoir ; il y a quinze ans que je les cherche. Bartholo Le fat ! c’est quelque enfant trouvé ! Figaro Enfant perdu, docteur, ou plutôt enfant volé. Le Comte revient. Volé, perdu, la preuve ? Il crierait qu’on lui fait injure ! Figaro Monseigneur, quand les langes à dentelles, tapis brodés et joyaux d’or trouvés sur moi par les brigands n’indiqueraient pas ma haute naissance, la précaution qu’on avait prise de me faire des marques distinctives témoignerait assez combien j’étais un fils précieux : et cet hiéroglyphe à mon bras… (Il veut se dépouiller le bras droit.) Marceline, se levant vivement. Une spatule à ton bras droit ? Figaro D’où savez-vous que je dois l’avoir ? Marceline Dieux ! c’est lui ! Figaro Oui, c’est moi. Bartholo, à Marceline. Et qui ? lui ! Marceline, vivement C’est Emmanuel. Bartholo, à Figaro. Tu fus enlevé par des bohémiens ? Figaro, exalté. Tout près d’un château. Bon docteur, si vous me rendez à ma noble famille, mettez un prix à ce service ; des monceaux d’or n’arrêteront pas mes illustres parents. Bartholo, montrant Marceline. Voilà ta mère. Figaro … Nourrice ? Bartholo Ta propre mère. Le Comte Sa mère ! Figaro Expliquez-vous. Marceline, montrant Bartholo. Voilà ton père. Figaro, désolé. Oooh ! aïe de moi ! Marceline Est-ce que la nature ne te l’a pas dit mille fois Figaro Jamais. Le Comte, à part. Sa mère ! Brid’oison C’est clair, i-il ne l’épousera pas. Bartholo Ni moi non plus. Marceline Ni vous ! Et votre fils ? Vous m’aviez juré… Bartholo J’étais fou. Si pareils souvenirs engageaient, on serait tenu d’épouser tout le monde. Brid’oison E-et si l’on y regardait de si près, per-ersonne n’épouserait personne. Bartholo Des fautes si connues ! une jeunesse déplorable ! Marceline, s’échauffant par degrés. Oui, déplorable, et plus qu’on ne croit ! Je n’entends pas nier mes fautes ; ce jour les a trop bien prouvées ! mais qu’il est dur de les expier après trente ans d’une vie modeste ! J’étais née, moi, pour être sage, et je la suis devenue sitôt qu’on m’a permis d’user de ma raison. Mais dans l’âge des illusions, de l’inexpérience et des besoins, où les séducteurs nous assiègent pendant que la misère nous poignarde, que peut opposer une enfant à tant d’ennemis rassemblés ? Tel nous juge ici sévèrement, qui, peut-être, en sa vie a perdu dix infortunées ! Figaro Les plus coupables sont les moins généreux ; c’est la règle. Marceline, vivement. Hommes plus qu’ingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets de vos passions, vos victimes ! c’est vous qu’il faut punir des erreurs de notre jeunesse ; vous et vos magistrats, si vains du droit de nous juger, et qui nous laissent enlever, par leur coupable négligence, tout honnête moyen de subsister. Est-il un seul état pour les malheureuses filles ? Elles avaient un droit naturel à toute la parure des femmes : on y laisse former mille ouvriers de l’autre sexe. Figaro, en colère. Ils font broder jusqu’aux soldats ! Marceline, exaltée. Dans les rangs même plus élevés, les femmes n’obtiennent de vous qu’une considération dérisoire ; leurrées de respects apparents, dans une servitude réelle ; traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes ! Ah ! sous tous les aspects, votre conduite avec nous fait horreur ou pitié ! Figaro Elle a raison ! Le Comte, à part. Que trop raison ! Brid’oison Elle a, mon-on Dieu, raison. Marceline Mais que nous font, mon fils, les refus d’un homme injuste ? Ne regarde pas d’où tu viens, vois où tu vas : cela seul importe à chacun. Dans quelques mois ta fiancée ne dépendra plus que d’elle-même ; elle t’acceptera, j’en réponds. Vis entre une épouse, une mère tendre qui te chériront à qui mieux mieux. Sois indulgent pour elles, heureux pour toi, mon fils ; gai, libre et bon pour tout le monde ; il ne manquera rien à ta mère. Figaro Tu parles d’or, maman, et je me tiens à ton avis. Qu’on est sot, en effet ! Il y a des mille, mille ans que le monde roule, et dans cet océan de durée, où j’ai par hasard attrapé quelques chétifs trente ans qui ne reviendront plus, j’irais me tourmenter pour savoir à qui je les dois ! Tant pis pour qui s’en inquiète. Passer ainsi la vie à chamailler, c’est peser sur le collier sans relâche, comme les malheureux chevaux de la remonte des fleuves, qui ne reposent pas même quand ils s’arrêtent, et qui tirent toujours, quoiqu’ils cessent de marcher. Nous attendrons. Le Comte Sot événement qui me dérange ! Brid’oison, à Figaro. Et la noblesse, et le château ? Vous impo-osez à la justice ! Figaro Elle allait me faire faire une belle sottise, la justice ! Après que j’ai manqué, pour ces maudits cent écus, d’assommer vingt fois monsieur, qui se trouve aujourd’hui mon père ! Mais puisque le ciel sauve ma vertu de ces dangers, mon père, agréez mes excuses… et vous, ma mère, embrassez-moi… le plus maternellement que vous pourrez (Marceline lui saute au cou.) Scène 17Suzanne, accourant, une bourse à la main. Monseigneur, arrêtez ; qu’on ne les marie pas : je viens payer madame avec la dot que ma maîtresse me donne. Le Comte, à part. Au diable la maîtresse ! Il semble que tout conspire… (Il sort.) Scène 18Antonio, voyant Figaro embrasser sa mère, dit à Suzanne. Ah ! oui, payer ! Tiens, tiens. Suzanne, se retourne. J’en vois assez : sortons, mon oncle. Figaro, l’arrêtant. Non, s’il vous plaît. Que vois-tu donc ? Suzanne Ma bêtise et ta lâcheté. Figaro Pas plus de l’une que de l’autre. Suzanne, en colère. Et que tu l’épouses à gré, puisque tu la caresses. Figaro, gaiement. Je la caresse, mais je ne l’épouse pas. (Suzanne veut sortir, Figaro la retient.) Suzanne lui donne un soufflet. Vous êtes bien insolent d’oser me retenir ! Figaro, à la compagnie. C’est-il çà de l’amour ! Avant de nous quitter, je t’en supplie, envisage bien cette chère femme-là. Suzanne Je la regarde. Figaro Et tu la trouves ? … Suzanne Affreuse. Figaro Et vive la jalousie ! elle ne vous marchande pas. Marceline, les bras ouverts. Embrasse ta mère, ma jolie Suzannette. Le méchant qui te tourmente est mon fils. Suzanne, court à elle. Vous, sa mère ! (Elles restent dans les bras l’une de l’autre.) Antonio C’est donc de tout à l’heure ? Figaro … Que je le sais. Marceline, exaltée. Non, mon cœur entraîné vers lui ne se trompait que de motif ; c’était le sang qui me parlait. Figaro Et moi le bon sens, ma mère, qui me servait d’instinct quand je vous refusais ; car j’étais loin de vous haïr, témoin l’argent… Marceline, lui remet un papier. Il est à toi : reprends ton billet, c’est ta dot. Suzanne lui jette la bourse. Prends encore celle-ci. Figaro Grand merci. Marceline, exaltée. Fille assez malheureuse, j’allais devenir la plus misérable des femmes, et je suis la plus fortunée des mères ! Embrassez-moi, mes deux enfants ; j’unis dans vous toutes mes tendresses. Heureuse autant que je puis l’être, ah ! mes enfants, combien je vais aimer ! Figaro, attendri, avec vivacité. Arrête donc, chère mère ! arrête donc ! voudrais-tu voir se fondre en eau mes yeux noyés des premières larmes que je connaisse ? Elles sont de joie, au moins. Mais quelle stupidité ! j’ai manqué d’en être honteux : je les sentais couler entre mes doigts : regarde ; (Il montre ses doigts écartés) et je les retenais bêtement ! Va te promener, la honte ! je veux rire et pleurer en même. temps ; on ne sent pas deux fois ce que j’éprouve. (Il embrasse sa mère d’un côté, Suzanne de l’autre.). Marceline Ô mon ami ! Suzanne Mon cher ami ! Brid’oison, s’essuyant les yeux d’un mouchoir. Et bien ! moi, je suis donc bê-ête aussi ! Figaro, exalté. Chagrin, c’est maintenant que je puis te défier ! Atteins-moi, si tu l’oses, entre ces deux femmes chéries. Antonio, à Figaro. Pas tant de cajoleries, s’il vous plaît. En fait de mariage dans les familles, celui des parents va devant, savez. Les vôtres se baillent-ils la main ? Bartholo Ma main ! puisse-t-elle se dessécher et tomber, si jamais je la donne à la mère d’un tel drôle ! Antonio, à Bartholo. Vous n’êtes donc qu’un père marâtre ? (À Figaro.) En ce cas, not’ galant, plus de parole. Suzanne Ah ! mon oncle… Antonio Irai-je donner l’enfant de not’ sœur à sti qui n’est l’enfant de personne ? Brid’oison Est-ce que cela-a se peut, imbécile ? on-on est toujours l’enfant de quelqu’un. Antonio Tarare ! … Il ne l’aura jamais. (Il sort.) Scène 19Bartholo, à Figaro. Et cherche à présent qui t’adopte. (Il veut sortir.) Marceline, courant prendre Bartholo à bras-le-corps, le ramène. Arrêtez, docteur, ne sortez pas ! Figaro, à part. Non, tous les sots d’Andalousie sont, je crois, déchaînés contre mon pauvre mariage ! Suzanne, à Bartholo. Bon petit papa, c’est votre fils. Marceline, à Bartholo. De l’esprit, des talents, de la figure. Figaro, à Bartholo. Et qui ne vous a pas coûté une obole. Bartholo Et les cent écus qu’il m’a pris ? Marceline, le caressant. Nous aurons tant soin de vous, papa ! Suzanne, le caressant. Nous vous aimerons tant, petit papa ! Bartholo, attendri. Papa ! bon papa ! petit papa ! Voilà que je suis plus bête encore que monsieur, moi. (Montrant Brid’oison.) Je me laisse aller comme un enfant. (Marceline et Suzanne l’embrassent.) Oh ! non, je n’ai pas dit oui. (Il se retourne.) Qu’est donc devenu Monseigneur ? Figaro Courons le joindre ; arrachons-lui son dernier mot. S’il machinait quelque autre intrigue, il faudrait tout recommencer. Tous ensemble Courons, courons. (Ils entraînent Bartholo dehors.) Scène 20Plus bê-ête encore que monsieur ! On peut se dire à soi-même ces-es sortes de choses-là, mais… I-ils ne sont pas polis du tout dan-ans cet endroit-ci. (Il sort.) ACTE IVScène 1Figaro, la tenant à bras-le-corps. Hé bien ! amour, es-tu contente ? Elle a converti son docteur, cette fine langue dorée de ma mère ! Malgré sa répugnance, il l’épouse, et ton bourru d’oncle est bridé ; il n’y a que Monseigneur qui rage, car enfin notre hymen va devenir le prix du leur. Ris donc un peu de ce bon résultat. Suzanne As-tu rien vu de plus étrange ? Figaro Ou plutôt d’aussi gai. Nous ne voulions qu’une dot arrachée à l’Excellence ; en voilà deux dans nos mains, qui ne sortent pas des siennes. Une rivale acharnée te poursuivait ; j’étais tourmenté par une furie ; tout cela s’est changé, pour nous, dans la plus bonne des mères. Hier, j’étais comme seul au monde, et voilà que j’ai tous mes parents ; pas si magnifiques, il est vrai, que je me les étais galonnés ; mais assez bien pour nous, qui n’avons pas la vanité des riches. Suzanne Aucune des choses que tu avais disposées, que nous attendions, mon ami, n’est pourtant arrivée ! Figaro Le hasard a mieux fait que nous tous, ma petite : ainsi va le monde ; on travaille, on projette, on arrange d’un côté ; la fortune accomplit de l’autre : et depuis l’affamé conquérant qui voudrait avaler la terre, jusqu’au paisible aveugle qui se laisse mener par son chien, tous sont le jouet de ses caprices ; encore l’aveugle au chien est-il souvent mieux conduit, moins trompé dans ses vues, que l’autre aveugle avec son entourage. – Pour cet aimable aveugle qu’on nomme Amour… (Il la reprend tendrement à bras-le-corps.) Suzanne Ah ! c’est le seul qui m’intéresse ! Figaro Permets donc que, prenant l’emploi de la Folie, je sois le bon chien qui le mène à ta jolie mignonne porte ; et nous voilà logés pour la vie. Suzanne, riant. L’Amour et toi ? Figaro Moi et l’Amour. Suzanne Et vous ne chercherez pas d’autre gîte ? Figaro Si tu m’y prends, je veux bien que mille millions de galants… Suzanne Tu vas exagérer : dis ta bonne vérité. Figaro Ma vérité la plus vraie ! Suzanne Fi donc, vilain ! en a-t-on plusieurs ? Figaro Oh ! que oui. Depuis qu’on a remarqué qu’avec le temps vieilles folies deviennent sagesse, et qu’anciens petits mensonges assez mal plantés ont produit de grosses, grosses vérités, on en a de mille espèces. Et celles qu’on sait, sans oser les divulguer : car toute vérité n’est pas bonne à dire ; et celles qu’on vante, sans y ajouter foi : car toute vérité n’est pas bonne à croire ; et les serments passionnés, les menaces des mères, les protestations des buveurs, les promesses des gens en place, le dernier mot de nos marchands, cela ne finit pas. Il n’y a que mon amour pour Suzon qui soit une vérité de bon aloi. Suzanne J’aime ta joie, parce qu’elle est folle ; elle annonce que tu es heureux. Parlons du rendez-vous du Comte. Figaro Ou plutôt n’en parlons jamais ; il a failli me coûter Suzanne. Suzanne Tu ne veux donc plus qu’il ait lieu ? Figaro Si vous m’aimez, Suzon, votre parole d’honneur sur ce point : qu’il s’y morfonde ; et c’est sa punition. Suzanne Il m’en a plus coûté de l’accorder que je n’ai de peine à le rompre : il n’en sera plus question. Figaro Ta bonne vérité ? Suzanne Je ne suis pas comme vous autres savants, moi ! je n’en ai qu’une. Figaro Et tu m’aimeras un peu ? Suzanne Beaucoup. Figaro Ce n’est guère. Suzanne Et comment ? Figaro En fait d’amour, vois-tu, trop n’est pas même assez. Suzanne Je n’entends pas toutes ces finesses, mais je n’aimerai que mon mari. Figaro Tiens parole, et tu feras une belle exception à l’usage. (Il veut l’embrasser.) Scène 2La Comtesse Ah ! j’avais raison de le dire ; en quelque endroit qu’ils soient, croyez qu’ils sont ensemble. Allons donc, Figaro, c’est voler l’avenir, le mariage et vous-même, que d’usurper un tête-à-tête. On vous attend, on s’impatiente. Figaro Il est vrai, madame, je m’oublie. je vais leur montrer mon excuse. (Il veut emmener Suzanne.) La Comtesse la retient. Elle vous suit. Scène 3La Comtesse As-tu ce qu’il nous faut pour troquer de vêtement ? Suzanne Il ne faut rien, madame ; le rendez-vous ne tiendra pas. La Comtesse Ah ! vous changez d’avis ? Suzanne C’est Figaro. La Comtesse Vous me trompez. Suzanne Bonté divine ! La Comtesse Figaro n’est pas homme à laisser échapper une dot. Suzanne Madame ! eh, que croyez-vous donc ? La Comtesse Qu’enfin, d’accord avec le Comte, il vous fâche à présent de m’avoir confié ses projets. Je vous sais par cœur. Laissez-moi. (Elle veut sortir.) Suzanne se jette à genoux. Au nom du ciel, espoir de tous ! Vous ne savez pas, madame, le mal que vous faites à Suzanne ! Après vos bontés continuelles et la dot que vous me donnez ! … La Comtesse la relève. Hé mais… je ne sais ce que je dis ! En me cédant ta place au jardin, tu n’y vas pas, mon cœur ; tu tiens parole à ton mari, tu m’aides à ramener le mien. Suzanne Comme vous m’avez affligée ! La Comtesse C’est que je ne suis qu’une étourdie. (Elle la baise au front.) Où est ton rendez-vous ? Suzanne, lui baise la main. Le mot de jardin m’a seul frappée. La Comtesse, montrant la table. Prends cette plume, et fixons un endroit. Suzanne Lui écrire ! La Comtesse Il le faut. Suzanne Madame ! au moins, c’est vous… La Comtesse Je mets tout sur mon compte. (Suzanne s’assied, la Comtesse dicte.) Chanson nouvelle, sur l’air… « Qu’il fera beau ce soir sous les grands marronniers… Qu’il fera beau ce soir… » Suzanne écrit. "Sous les grands marronniers…" Après ? La Comtesse Crains-tu qu’il ne t’entende pas ? Suzanne relit. C’est juste. (Elle plie le billet.) Avec quoi cacheter ? La Comtesse Une épingle, dépêche ; elle servira de réponse. Écris sur le revers : Renvoyez-moi le cachet. Suzanne écrit en riant. Ah ! le cachet ! … Celui-ci, madame, est plus gai que celui du brevet. La Comtesse, avec un souvenir douloureux. Ah ! Suzanne cherche sur elle. Je n’ai pas d’épingle, à présent ! La Comtesse détache sa lévite. Prends celle-ci. (Le ruban du page tombe de son sein à terre.) Ah ! mon ruban ! Suzanne le ramasse. C’est celui du petit voleur ! Vous avez eu la cruauté ? … La Comtesse Fallait-il le laisser à son bras ? C’eût été joli ! Donnez donc ! Suzanne Madame ne le portera plus, taché du sang de ce jeune homme. La Comtesse le reprend. Excellent pour Fanchette. Le premier bouquet qu’elle m’apportera… Scène 4Fanchette Madame, ce sont les filles du bourg qui viennent vous présenter des fleurs. La Comtesse, serrant vite son ruban. Elles sont charmantes. Je me reproche, mes belles petites, de ne pas vous connaître toutes. (Montrant Chérubin.) Quelle est cette aimable enfant qui a l’air si modeste ? Une Bergère C’est une cousine à moi, madame, qui n’est ici que pour la noce. La Comtesse Elle est jolie. Ne pouvant porter vingt bouquets, faisons honneur à l’étrangère. (Elle prend le bouquet de Chérubin, et le baise au front.) Elle en rougit ! (À Suzanne.) Ne trouves-tu pas, Suzon… qu’elle ressemble à quelqu’un ? Suzanne À s’y méprendre, en vérité. Chérubin, à part, les mains sur son cœur. Ah ! ce baiser-là m’a été bien loin ! Scène 5Antonio Moi je vous dis, Monseigneur, qu’il y est ; elles l’ont habillé chez ma fille ; toutes ses hardes y sont encore, et voilà son chapeau d’ordonnance que j’ai retiré du paquet. (Il s’avance et regardant toutes les filles, il reconnaît Chérubin, lui enlève son bonnet de femme, ce qui fait retomber ses longs cheveux en cadenette. Il lui met sur la tête le chapeau d’ordonnance et dit : ) Eh parguenne, v’là notre officier ! La Comtesse recule. Ah ciel ! Suzanne Ce friponneau ! Antonio Quand je disais là-haut que c’était lui ! … Le Comte, en colère. Hé bien, madame ? La Comtesse Hé bien, monsieur ! vous me voyez plus surprise que vous et, pour le moins, aussi fâchée. Le Comte Oui ; mais tantôt, ce matin ? La Comtesse Je serais coupable, en effet, si je dissimulais encore. Il était descendu chez moi. Nous entamions le badinage que ces enfants viennent d’achever ; vous nous avez surprises l’habillant : votre premier mouvement est si vif ! il s’est sauvé, je me suis troublée ; l’effroi général a fait le reste. Le Comte, avec dépit, à Chérubin. Pourquoi n’êtes-vous pas parti ? Chérubin, ôtant son chapeau brusquement. Monseigneur… Le Comte Je punirai ta désobéissance. Fanchette, étourdiment. Ah, Monseigneur, entendez-moi ! Toutes les fois que vous venez m’embrasser, vous savez bien que vous dites toujours : Si tu veux m’aimer, petite Fanchette, je te donnerai ce que tu voudras. Le Comte, rougissant. Moi ! j’ai dit cela ? Fanchette Oui, Monseigneur. Au lieu de punir Chérubin, donnez-le-moi en mariage, et je vous aimerai à la folie. Le Comte, à part. Être ensorcelé par un page ! La Comtesse Hé bien, monsieur, à votre tour ! L’aveu de cette enfant aussi naïf que le mien atteste enfin deux vérités : que c’est toujours sans le vouloir si je vous cause des inquiétudes, pendant que vous épuisez tout pour augmenter et justifier les miennes. Antonio Vous aussi, Monseigneur ? Dame ! je vous la redresserai comme feu sa mère, qui est morte… Ce n’est pas pour la conséquence ; mais c’est que madame sait bien que les petites filles, quand elles sont grandes… Le Comte, déconcerté, à part. Il y a un mauvais génie qui tourne tout ici contre moi ! Scène 6Figaro Monseigneur, si vous retenez nos filles, on ne pourra commencer ni la fête, ni la danse. Le Comte Vous, danser ! vous n’y pensez pas. Après votre chute de ce matin, qui vous a foulé le pied droit ! Figaro, remuant la jambe. Je souffre encore un peu ; ce n’est rien. (Aux jeunes filles.) Allons, mes belles, allons ! Le Comte le retourne. Vous avez été fort heureux que ces couches ne fussent que du terreau bien doux ! Figaro Très heureux, sans doute ; autrement… Antonio le retourne. Puis il s’est pelotonné en tombant jusqu’en bas. Figaro Un plus adroit, n’est-ce pas, serait resté en l’air ? (Aux jeunes filles.) Venez-vous, mesdemoiselles ? Antonio le retourne. Et, pendant ce temps, le petit page galopait sur son cheval à Séville ? Figaro Galopait, ou marchait au pas… Le Comte le retourne. Et vous aviez son brevet dans la poche ? Figaro, un peu étonné Assurément ; mais quelle enquête ? (Aux jeunes filles,) Allons donc, jeunes filles ! Antonio, attirant Chérubin par le bras. En voici une qui prétend que mon neveu futur n’est qu’un menteur. Figaro, surpris. Chérubin ! … (À part.) Peste du petit fat ! Antonio Y es-tu maintenant ? Figaro, cherchant. J’y suis… j’y suis… Hé ! qu’est-ce qu’il chante ? Le Comte, sèchement. Il ne chante pas ; il dit que c’est lui qui a sauté sur les giroflées. Figaro, rêvant. Ah ! s’il le dit… cela se peut. je ne dispute pas de ce que j’ignore. Le Comte Ainsi vous et lui ? … Figaro Pourquoi non ? la rage de sauter peut gagner : voyez les moutons de Panurge ; et quand vous êtes en colère, il n’y a personne qui n’aime mieux risquer… Le Comte Comment, deux à la fois ! … Figaro On aurait sauté deux douzaines. Et qu’est-ce que cela fait, Monseigneur, dès qu’il n’y a personne de blessé ? (Aux jeunes filles.) Ah çà, voulez-vous venir, ou non ? Le Comte, outré. Jouons-nous une comédie ? (On entend un prélude de fanfare.) Figaro Voilà le signal de la marche. À vos postes, les belles, à vos postes. Allons, Suzanne, donne-moi le bras. (Tous s’enfuient ; Chérubin reste seul, la tête baissée.) Scène 7Le Comte, regardant aller Figaro. En voit-on de plus audacieux ? (Au page.) Pour vous, monsieur le sournois qui faites le honteux, allez vous rhabiller bien vite, et que je ne vous rencontre nulle part de la soirée. La Comtesse Il va bien s’ennuyer. Chérubin, étourdiment. M’ennuyer ! j’emporte à mon front du bonheur pour plus de cent années de prison, (Il met son chapeau et s’enfuit.) Scène 8Le Comte Qu’a-t-il au front de si heureux ? La Comtesse, avec embarras. Son… premier chapeau d’officier, sans doute ; aux enfants tout sert de hochet. (Elle veut sortir.) Le Comte Vous ne nous restez pas, Comtesse ? La Comtesse Vous savez que je ne me porte pas bien. Le Comte Un instant pour votre protégée, ou je vous croirais en colère. La Comtesse Voici les deux noces, asseyons-nous donc pour les recevoir. Le Comte, à part . La noce ! Il faut souffrir ce qu’on ne peut empêcher. (Le Comte et la Comtesse s’asseyent vers un des côtés de la galerie.) Scène 9Marche Les garde-chasse, fusil sur l’épaule. L’Alguazil. Les Prud’hommes. Brid’oison, Les paysans et paysannes en habits de fête. Deux jeunes filles portant la toque virginale à plumes blanches. Deux autres, le voile blanc. Deux autres, les gants et le bouquet de côté. Antonio donne la main à Suzanne, comme étant celui qui la marie à Figaro. D’autres jeunes filles portent une autre toque, un autre voile, un autre bouquet blanc, semblables aux premiers, pour Marceline. Figaro donne la main à Marceline, comme celui qui doit la remettre au Docteur, lequel ferme la marche, un gros bouquet au côté. Les jeunes filles, en passant devant le Comte, remettent à ses valets tous les ajustements destinés à Suzanne et à Marceline Les paysans et paysannes s’étant rangés sur deux colonnes à chaque côté du salon, on danse une reprise du fandango (air noté) avec des castagnettes ; puis on joue la ritournelle du duo, pendant laquelle Antonio conduit Suzanne au Comte ; elle se met à genoux devant lui. Pendant que le Comte lui pose la toque, le voile, et lui donne le bouquet, deux jeunes filles chantent le duo suivant (Air noté) :
Le Comte le met furtivement dans son sein ; on achève de chanter le duo : la fiancée se relève, et lui fait une grande révérence. Figaro vient la recevoir des mains du Comte, et se retire avec elle à l’autre côté du salon, près de Marceline. (On danse une autre reprise du fandango pendant ce temps.) Le Comte, pressé de lire ce qu’il a reçu, s’avance au bord du théâtre et tire le papier de son sein ; mais en le sortant il fait le geste d’un homme qui s’est cruellement piqué le doigt ; il le secoue, le presse, le suce, et, regardant le papier cacheté d’une épingle, il dit : Le Comte (Pendant qu’il parle, ainsi que Figaro, l’orchestre joue pianissimo.) Diantre soit des femmes, qui fourrent des épingles partout ! (Il la jette à terre, puis il lit le billet et le baise.) Figaro, qui a tout vu, dit à sa mère et à Suzanne : C’est un billet doux, qu’une fillette aura glissé dans sa main en passant. Il était cacheté d’une épingle, qui l’a outrageusement piqué. La danse reprend : le Comte qui a lu le billet le retourne ; il y voit l’invitation de renvoyer le cachet pour réponse. Il cherche à terre, et retrouve enfin l’épingle qu’il attache à sa manche. Figaro, à Suzanne et à Marceline. D’un objet aimé tout est cher. Le voilà qui ramasse l’épingle. Ah ! c’est une drôle de tête ! (Pendant ce temps, Suzanne a des signes d’intelligence avec la Comtesse. La danse finit ; la ritournelle du duo recommence.) Figaro conduit Marceline au Comte, ainsi qu’on a conduit Suzanne ; à l’instant où le Comte prend la toque, et où l’on va chanter le duo, on est interrompu par les cris suivants : L’Huissier, criant à la porte. Arrêtez donc, messieurs ! vous ne pouvez entrer tous… Ici les gardes ! les gardes ! (Les gardes vont vite à cette porte.) Le Comte, se levant. Qu’est-ce qu’il y a ? L’Huissier Monseigneur, c’est monsieur Bazile entouré d’un village entier, parce qu’il chante en marchant. Le Comte Qu’il entre seul. La Comtesse Ordonnez-moi de me retirer. Le Comte Je n’oublie pas votre complaisance. La Comtesse Suzanne ! … Elle reviendra. (À part, à Suzanne.) Allons changer d’habits. (Elle sort avec Suzanne.) Marceline Il n’arrive jamais que pour nuire. Figaro Ah ! je m’en vais vous le faire déchanter. Scène 10Bazile entre en chantant sur l’air du vaudeville de la fin. (Air noté.)
Oui, c’est pour cela justement qu’il a des ailes au dos. Notre ami, qu’entendez-vous par cette musique ? Bazile, montrant Gripe-Soleil. Qu’après avoir prouvé mon obéissance à Monseigneur en amusant monsieur, qui est de sa compagnie, je pourrai à mon tour réclamer sa justice. Gripe-Soleil Bah ! Monsigneu, il ne m’a pas amusé du tout : avec leux guenilles d’ariettes… Le Comte Enfin que demandez-vous, Bazile ? Bazile Ce qui m’appartient, Monseigneur, la main de Marceline ; et je viens m’opposer… Figaro s’approche. Y a-t-il longtemps que monsieur n’a vu la figure d’un fou ? Bazile Monsieur, en ce moment même. Figaro Puisque mes yeux vous servent si bien de miroir, étudiez-y l’effet de ma prédiction. Si vous faites mine seulement d’approximer madame… Bartholo, en riant . Eh pourquoi ? Laisse-le parler. Brid’oison s’avance entre deux. Fau-aut-il que deux amis ? … Figaro Nous, amis ! Bazile Quelle erreur ! Figaro, vite Parce qu’il faut de plats airs de chapelle ? Bazile, vite Et lui, des vers comme un journal ? Figaro, vite Un musicien de guinguette ! Bazile, vite Un postillon de gazette ! Figaro, vite Cuistre d’oratorio ! Bazile, vite Jockey diplomatique ! Le Comte, assis. Insolents tous les deux ! Bazile Il me manque en toute occasion. Figaro C’est bien dit, si cela se pouvait ! Bazile Disant partout que je ne suis qu’un sot. Figaro Vous me prenez donc pour un écho ? Bazile Tandis qu’il n’est pas un chanteur que mon talent n’ait fait briller. Figaro Brailler. Bazile Il le répète ! Figaro Et pourquoi non, si cela est vrai ? Es-tu un prince, pour qu’on te flagorne ? Souffre la vérité, coquin, puisque tu n’as pas de quoi gratifier un menteur : ou si tu la crains de notre part, pourquoi viens-tu troubler nos noces ? Bazile, à Marceline. M’avez-vous promis, oui ou non, si, dans quatre ans, vous n’étiez pas pourvue, de me donner la préférence ? Marceline À quelle condition l’ai-je promis ? Bazile Que si vous retrouviez un certain fils perdu, je l’adopterais par complaisance. Tous ensemble Il est trouvé. Bazile Qu’à cela ne tienne ! Tous ensemble, montrant Figaro. Et le voici. Bazile, reculant de frayeur. J’ai vu le diable ! Brid’oison, à Bazile. Et vou-ous renoncez à sa chère mère ? Bazile. Qu’y aurait-il de plus fâcheux que d’être cru le père d’un garnement ? Figaro D’en être cru le fils ; tu te moques de moi ! Bazile, montrant Figaro. Dès que monsieur est de quelque chose ici, je déclare, moi, que je n’y suis plus de rien. (Il sort.) Scène 11Bartholo, riant . Ah ! ah ! ah ! ah ! Figaro, sautant de joie. Donc à la fin j’aurai ma femme ! Le Comte, à part . Moi, ma maîtresse ! (Il se lève.) Brid’oison, à Marceline. Et tou-out le monde est satisfait. Le Comte Qu’on dresse les deux contrats ; j’y signerai. Tous ensemble Vivat ! (Ils sortent.) Le Comte J’ai besoin d’une heure de retraite. (Il veut sortir avec les autres.) Scène 12Gripe-Soleil, à Figaro. Et moi, je vais aider à ranger le feu d’artifice sous les grands marronniers, comme on l’a dit. Le Comte revient en courant. Quel sot a donné un tel ordre ? Figaro Où est le mal ? Le Comte, vivement. Et la Comtesse qui est incommodée, d’où le verra-t-elle, l’artifice ? C’est sur la terrasse qu’il le faut, vis-à-vis son appartement. Figaro Tu l’entends, Gripe-Soleil ? la terrasse. Le Comte Sous les grands marronniers ! belle idée ! (En s’en allant, à part.) Ils allaient incendier mon rendez-vous ! Scène 13Figaro Quel excès d’attention pour sa femme ! (Il veut sortir.) Marceline l’arrête. Deux mots, mon fils. Je veux m’acquitter avec toi : un sentiment mal dirigé m’avait rendue injuste envers ta charmante femme ; je la supposais d’accord avec le Comte, quoique j’eusse appris de Bazile qu’elle l’avait toujours rebuté. Figaro Vous connaissiez mal votre fils de le croire ébranlé par ces impulsions féminines. Je puis défier la plus rusée de m’en faire accroire. Marceline Il est toujours heureux de le penser, mon fils ; la jalousie… Figaro … N’est qu’un sot enfant de l’orgueil, ou c’est la maladie d’un fou. Oh ! j’ai là-dessus, ma mère, une philosophie… imperturbable ; et si Suzanne doit me tromper un jour, je le lui pardonne d’avance ; elle aura longtemps travaillé… (Il se retourne et aperçoit Fanchette qui cherche de côté et d’autre.) Scène 14Figaro Eeeh ! … ma petite cousine qui nous écoute ! Fanchette Oh ! pour ça, non : on dit que c’est malhonnête. Figaro Il est vrai ; mais comme cela est utile, on fait aller souvent l’un pour l’autre. Fanchette Je regardais si quelqu’un était là. Figaro Déjà dissimulée, friponne ! vous savez bien qu’il n’y peut être. Fanchette Et qui donc ? Figaro Chérubin. Fanchette Ce n’est pas lui que je cherche, car je sais fort bien où il est ; c’est ma cousine Suzanne. Figaro Et que lui veut ma petite cousine ? Fanchette À vous, petit cousin, je le dirai. – C’est… ce n’est qu’une épingle que je veux lui remettre. Figaro, vivement. Une épingle ! une épingle ! … Et de quelle part, coquine ? À votre âge, vous faites déjà un mét… (Il se reprend et dit d’un ton doux.) Vous faites déjà très bien tout ce que vous entreprenez, Fanchette ; et ma jolie cousine est si obligeante… Fanchette À qui donc en a-t-il de se fâcher ? Je m’en vais. Figaro, l’arrêtant. Non, non, je badine. Tiens, ta petite épingle est celle que Monseigneur t’a dit de remettre à Suzanne, et qui servait à cacheter un petit papier qu’il tenait : tu vois que je suis au fait. Fanchette Pourquoi donc le demander, quand vous le savez si bien ? Figaro, cherchant. C’est qu’il est assez gai de savoir comment Monseigneur s’y est pris pour t’en donner la commission. Fanchette, naïvement. Pas autrement que vous le dites : Tiens, petite Fanchette, rends cette épingle à ta belle cousine, et dis-lui seulement que c’est le cachet des grands marronniers. Figaro Des grands ? … Fanchette Marronniers. Il est vrai qu’il a ajouté : Prends garde que personne ne te voie. Figaro Il faut obéir, ma cousine : heureusement personne ne vous a vue. Faites donc joliment votre commission, et n’en dites pas plus à Suzanne que Monseigneur n’a ordonné. Fanchette Et pourquoi lui en dirais-je ? Il me prend pour un enfant, mon cousin. (Elle sort en sautant.) Scène 15Figaro Hé bien, ma mère ? Marceline Hé bien, mon fils ? Figaro, comme étouffé. Pour celui-ci ! … Il y a réellement des choses ! … Marceline Il y a des choses ! Hé, qu’est-ce qu’il y a ? Figaro, les mains sur sa poitrine. Ce que je viens d’entendre, ma mère, je l’ai là comme un plomb. Marcelineriant . Ce cœur plein d’assurance n’était donc qu’un ballon gonflé ? une épingle a tout fait partir ! Figaro, furieux. Mais cette épingle, ma mère, est celle qu’il a ramassée ! Marceline, rappelant ce qu’il a dit. La jalousie ! oh ! j’ai là-dessus, ma mère, une philosophie…imperturbable ; et si Suzanne m’attrape un jour, je le lui pardonne… Figaro, vivement. Oh, ma mère ! on parle comme on sent : mettez le plus glacé des juges à plaider dans sa propre cause, et voyez-le expliquer la loi ! – Je ne m’étonne plus s’il avait tant d’humeur sur ce feu ! – Pour la mignonne aux fines épingles, elle n’en est pas où elle le croit, ma mère, avec ses marronniers ! Si mon mariage est assez fait pour légitimer ma colère, en revanche il ne l’est pas assez pour que je n’en puisse épouser une autre, et l’abandonner… Marceline Bien conclu ! Abîmons tout sur un soupçon. Qui t’a prouvé dis-moi, que c’est toi qu’elle joue, et non le Comte ? L’as-tu étudiée de nouveau, pour la condamner sans appel ? Sais-tu si elle se rendra sous les arbres, à quelle intention elle y va ? ce qu’elle y dira, ce qu’elle y fera ? Je te croyais plus fort en jugement ! Figaro, lui baisant la main avec respect. Elle a raison, ma mère ; elle a raison, raison, toujours raison ! Mais accordons, maman, quelque chose à la nature : on en vaut mieux après. Examinons en effet avant d’accuser et d’agir. je sais où est le rendez-vous. Adieu, ma mère. (Il sort.) Scène 16Adieu. Et moi aussi, je le sais. Après l’avoir arrêté, veillons sur les voies de Suzanne, ou plutôt avertissons-la ; elle est si jolie créature ! Ah ! quand l’intérêt personnel ne nous arme point les unes contre les autres, nous sommes toutes portées à soutenir notre pauvre sexe opprimé contre ce fier, ce terrible… (En riant.) et pourtant un peu nigaud de sexe masculin. (Elle sort.) ACTE VScène 1Dans le pavillon à gauche, a-t-il dit. C’est celui-ci. – S’il allait ne pas venir à présent ! mon petit rôle… Ces vilaines gens de l’office qui ne voulaient pas seulement me donner une orange et deux biscuits ! – Pour qui, mademoiselle ? – Eh bien, monsieur, c’est pour quelqu’un. – Oh ! nous savons. – Et quand ça serait ? Parce que Monseigneur ne veut pas le voir, faut-il qu’il meure de faim ? – Tout ça pourtant m’a coûté un fier baiser sur la joue ! … Que sait-on ? il me le rendra peut-être. (Elle voit Figaro qui vient l’examiner : elle fait un cri.) Ah ! … (Elle s’enfuit, et elle entre dans le pavillon à sa gauche.) Scène 2Figaro, d’abord seul. C’est Fanchette ! (Il parcourt des yeux les autres à mesure qu’ils arrivent, et dit d’un ton farouche.) Bonjour, messieurs ; bonsoir : êtes-vous tous ici ? Bazile Ceux que tu as pressés d’y venir. Figaro Quelle heure est-il bien à peu près ? Antonio regarde en l’air. La lune devrait être levée. Bartholo Eh ! quels noirs apprêts fais-tu donc ? Il a l’air d’un conspirateur ! Figaro, s’agitant. N’est-ce pas pour une noce, je vous prie, que vous êtes rassemblés au château ? Brid’oison Cè-ertainement. Antonio Nous allions là-bas, dans le parc, attendre un signal pour ta fête. Figaro Vous n’irez pas plus loin, messieurs ; c’est ici, sous ces marronniers, que nous devons tous célébrer l’honnête fiancée que j’épouse, et le loyal seigneur qui se l’est destinée. Bazile, se rappelant la journée. Ah ! vraiment, je sais ce que c’est. Retirons-nous, si vous m’en croyez : il est question d’un rendez-vous ; je vous conterai cela près d’ici. Brid’oison, à Figaro. Nou-ous reviendrons. Figaro Quand vous m’entendrez appeler, ne manquez pas d’accourir tous ; et dites du mal de Figaro, s’il ne vous fait voir une belle chose. Bartholo Souviens-toi qu’un homme sage ne se fait point d’affaires avec les grands. Figaro Je m’en souviens. Bartholo Qu’ils ont quinze et bisque sur nous, par leur état. Figaro Sans leur industrie, que vous oubliez. Mais souvenez-vous aussi que l’homme qu’on sait timide est dans la dépendance de tous les fripons. Bartholo Fort bien. Figaro Et que j’ai nom de Verte-Allure, du chef honoré de ma mère. Bartholo Il a le diable au corps. Brid’oison I-il l’a Bazile, à part. Le Comte et sa Suzanne se sont arrangés sans moi ? Je ne suis pas fâché de l’algarade. Figaro, aux valets. Pour vous autres, coquins, à qui j’ai donné l’ordre, illuminez-moi ces entours ; ou, par la mort que je voudrais tenir aux dents, si j’en saisis un par le bras… (Il secoue le bras de Gripe-Soleil.) Gripe-Soleil s’en va en criant et pleurant. A, a, o, oh ! damné brutal ! Bazile, en s’en allant . Le ciel vous tienne en joie, monsieur du marié ! (Ils sortent.) Scène 3Ô femme ! femme ! femme ! créature faible et décevante ! … nul animal créé ne peut manquer à son instinct : le tien est-il donc de tromper ? … Après m’avoir obstinément refusé quand je l’en pressais devant sa maîtresse ; à l’instant qu’elle me donne sa parole, au milieu même de la cérémonie… Il riait en lisant, le perfide ! et moi comme un benêt… Non, monsieur le Comte, vous ne l’aurez pas… vous ne l’aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie ! … Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. Du reste, homme assez ordinaire ; tandis que moi, morbleu ! perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes : et vous voulez jouter… On vient… c’est elle… ce n’est personne. – La nuit est noire en diable, et me voilà faisant le sot métier de mari quoique je ne le sois qu’à moitié ! (Il s’assied sur un banc.) Est-il rien de plus bizarre que ma destinée ? Fils de je ne sais pas qui, volé par des bandits, élevé dans leurs mœurs, je m’en dégoûte et veux courir une carrière honnête ; et partout je suis repoussé ! J’apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie, et tout le crédit d’un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire ! – Las d’attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre : me fussé-je mis une pierre au cou ! Je broche une comédie dans les mœurs du sérail. Auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule : à l’instant un envoyé… de je ne sais où se plaint que j’offense dans mes vers la Sublime-Porte, la Perse, une partie de la presqu’île de l’Inde, toute l’Egypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d’Alger et de Maroc : et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l’omoplate, en nous disant : chiens de chrétiens ! – Ne pouvant avilir l’esprit, on se venge en le maltraitant. – Mes joues creusaient, mon terme était échu : je voyais de loin arriver l’affreux recors, la plume fichée dans sa perruque : en frémissant je m’évertue. Il s’élève une question sur la nature des richesses ; et, comme il n’est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n’ayant pas un sol, j’écris sur la valeur de l’argent et sur son produit net : sitôt je vois du fond d’un fiacre baisser pour moi le pont d’un château-fort, à l’entrée duquel je laissai l’espérance et la liberté. (Il se lève.) Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu’ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil ! Je lui dirais… que les sottises imprimées n’ont d’importance qu’aux lieux où l’on en gêne le cours ; que sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur ; et qu’il n’y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. (Il se rassied.) Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue ; et comme il faut dîner, quoiqu’on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume et demande à chacun de quoi il est question : on me dit que, pendant ma retraite économique, il s’est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s’étend même à celles de la presse ; et que, pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni dé la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j’annonce un écrit périodique, et, croyant n’aller sur les brisées d’aucun autre, je le nomme Journal inutile. Pou-ou ! je vois s’élever contre moi mille pauvres diables à la feuille, on me supprime, et me voilà derechef sans emploi ! – Le désespoir m’allait saisir ; on pense à moi pour une place, mais par malheur j’y étais propre : il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint. Il ne me restait plus qu’à voler ; je me fais banquier de pharaon : alors, bonnes gens ! je soupe en ville, et les personnes dites comme il faut m’ouvrent poliment leur maison, en retenant pour elles les trois quarts du profit. J’aurais bien pu me remonter ; je commençais même à comprendre que, pour gagner du bien, le savoir-faire vaut mieux que le savoir. Mais comme chacun pillait autour de moi, en exigeant que je fusse honnête, il fallut bien périr encore. Pour le coup je quittais le monde, et vingt brasses d’eau m’en allaient séparer, lorsqu’un dieu bienfaisant m’appelle à mon premier état. Je reprends ma trousse et mon cuir anglais ; puis, laissant la fumée aux sots qui s’en nourrissent, et la honte au milieu du chemin, comme trop lourde à un piéton, je vais rasant de ville en ville, et je vis enfin sans souci. Un grand seigneur passe à Séville ; il me reconnaît, je le marie ; et pour prix d’avoir eu par mes soins son épouse, il veut intercepter la mienne ! Intrigue, orage à ce sujet. Prêt à tomber dans un abîme, au moment d’épouser ma mère, mes parents m’arrivent à la file. (Il se lève en s’échauffant.) On se débat, c’est vous, c’est lui, c’est moi, c’est toi, non, ce n’est pas nous ; eh ! mais qui donc ? (Il retombe assis,) Ô bizarre suite d’événements ! Comment cela m’est-il arrivé ? Pourquoi ces choses et non pas d’autres ? Qui les a fixées sur ma tête ? Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j’en sortirai sans le vouloir, je l’ai jonchée d’autant de fleurs que ma gaieté me l’a permis : encore je dis ma gaieté sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce moi dont je m’occupe : un assemblage informe de parties inconnues ; puis un chétif être imbécile ; un petit animal folâtre ; un jeune homme ardent au plaisir, ayant tous les goûts pour jouir, faisant tous les métiers pour vivre ; maître ici, valet là, selon qu’il plaît à la fortune ; ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux… avec délices ! orateur selon le danger ; poète par délassement ; musicien par occasion ; amoureux par folles bouffées, j’ai tout vu, tout fait, tout usé. Puis l’illusion s’est détruite et, trop désabusé… Désabusé… ! Suzon, Suzon, Suzon ! que tu me donnes de tourments ! … J’entends marcher… on vient. Voici l’instant de la crise. (Il se retire près de la première coulisse à sa droite.) Scène 4Suzanne, bas à la Comtesse. Oui, Marceline m’a dit que Figaro y serait. Marceline Il y est aussi ; baisse la voix. Suzanne Ainsi l’un nous écoute, et l’autre va venir me chercher. Commençons. Marceline Pour n’en pas perdre un mot, je vais me cacher dans le pavillon. (Elle entre dans le pavillon où est entrée Fanchette.) Scène 5Suzanne, haut. Madame tremble ! Est-ce qu’elle aurait froid ? La Comtesse, haut. La soirée est humide, je vais me retirer. Suzanne, haut. Si madame n’avait pas besoin de moi, je prendrais l’air un moment sous ces arbres. La Comtesse, haut. C’est le serein que tu prendras. Suzanne, haut. J’y suis toute faite. Figaro, à part. Ah oui, le serein ! (Suzanne se retire près de la coulisse, du côté opposé à Figaro.) Scène 6Chérubin, en habit d’officier, arrive en chantant gaiement la reprise de l’air de la romance.
Le petit page ! Chérubin, s’arrête. On se promène ici ; gagnons vite mon asile, où la petite Fanchette… C’est une femme ! La Comtesse, écoute. Ah, grands dieux ! Chérubin se baisse en regardant de loin. Me trompé-je ? à cette coiffure en plumes qui se dessine au loin dans le crépuscule, il me semble que c’est Suzon. La Comtesse, à part . Si le Comte arrivait ! … (Le Comte paraît dans le fond.) Chérubin, s’approche et prend la main de la Comtesse qui se défend. Oui, c’est la charmante fille qu’on nomme Suzanne. Eh ! Pourrais-je m’y méprendre à la douceur de cette main, à ce petit tremblement qui l’a saisie ; surtout au battement de mon cœur ! (Il veut y appuyer le dos de la main de la Comtesse ; elle la retire.) La Comtesse, bas. Allez-vous-en ! Chérubin Si la compassion t’avait conduite exprès dans cet endroit du parc, où je suis caché depuis tantôt ? … La Comtesse Figaro va venir. Le Comte, s’avançant, dit à part . N’est-ce pas Suzanne que j’aperçois ? Chérubin, à la Comtesse. Je ne crains point du tout Figaro, car ce n’est pas lui que tu attends. La Comtesse Qui donc ? Le Comte, à part . Elle est avec quelqu’un. Chérubin C’est Monseigneur, friponne, qui t’a demandé ce rendez-vous ce matin, quand j’étais derrière le fauteuil. Le Comte, à part, avec fureur. C’est encore le page infernal ! Figaro, à part . On dit qu’il ne faut pas écouter ! Suzanne, à part . Petit bavard ! La Comtesse au page. Obligez-moi de vous retirer. Chérubin Ce ne sera pas au moins sans avoir reçu le prix de mon obéissance. La Comtesse, effrayée. Vous prétendez ? … Chérubin, avec feu. D’abord vingt baisers pour ton compte, et puis cent pour ta belle maîtresse. La Comtesse Vous oseriez ? … Chérubin Oh ! que oui, j’oserai. Tu prends sa place auprès de Monseigneur ; moi celle du Comte auprès de toi : le plus attrapé, c’est Figaro. Figaro, à part . Ce brigandeau ! Suzanne, à part . Hardi comme un page. (Chérubin veut embrasser la Comtesse ; le Comte se met entre deux et reçoit le baiser.) La Comtesse, se retirant. Ah ! ciel ! Figaro, à part, entendant le baiser. J’épousais une jolie mignonne ! (Il écoute.) Chérubin, tâtant les habits du Comte ; à part.) C’est Monseigneur ! (Il s’enfuit dans le pavillon où sont entrées Fanchette et Marceline.) Scène 7Figaro s’approche. Je vais… Le Comte, croyant parler au page. Puisque vous ne redoublez pas le baiser… (Il croit lui donner un soufflet.) Figaro, qui est à portée, le reçoit. Ah ! Le Comte … Voilà toujours le premier payé. Figaro, à part, s’éloigne en se frottant la joue. Tout n’est pas gain non plus, en écoutant. Suzanne, riant tout haut, de l’autre côté. Ah ! ah ! ah ! ah ! Le Comte, à la Comtesse, qu’il prend pour Suzanne. Entend-on quelque chose à ce page ? il reçoit le plus rude soufflet, et s’enfuit en éclatant de rire. Figaro, à part. S’il s’affligeait de celui-ci ! … Le Comte Comment ! je ne pourrai faire un pas… (À la Comtesse.) Mais laissons cette bizarrerie ; elle empoisonnerait le plaisir que j’ai de te trouver dans cette salle. La Comtesse, imitant le parler de Suzanne. L’espériez-vous ? Le Comte Après ton ingénieux billet ! (Il lui prend la main.) Tu trembles ? La Comtesse J’ai eu peur. Le Comte Ce n’est pas pour te priver du baiser que je l’ai pris. (Il la baise au front.) La Comtesse Des libertés ! Figaro, à part. Coquine ! Suzanne, à part. Charmante ! Le Comte prend la main de sa femme. Mais quelle peau fine et douce, et qu’il s’en faut que la Comtesse ait la main aussi belle ! La Comtesse, à part. Oh ! la prévention ! Le Comte A-t-elle ce bras ferme et rondelet ? ces jolis doigts pleins de grâce et d’espièglerie ? La Comtesse, de la voix de Suzanne. Ainsi l’amour ? … Le Comte L’amour… n’est que le roman du cœur : c’est le plaisir qui en est l’histoire ; il m’amène à tes genoux. La Comtesse Vous ne l’aimez plus ? Le Comte Je l’aime beaucoup ; mais trois ans d’union rendent l’hymen si respectable ! La Comtesse Que vouliez-vous en elle ? Le Comte, la caressant. Ce que je trouve en toi, ma beauté… La Comtesse Mais dites donc. Le Comte …Je ne sais : moins d’uniformité peut-être, plus de piquant dans les manières, un je ne sais quoi qui fait le charme ; quelquefois un refus, que sais-je ? Nos femmes croient tout accomplir en nous aimant : cela dit une fois, elles nous aiment, nous aiment (quand elles nous aiment) et sont si complaisantes et si constamment obligeantes, et toujours, et sans relâche, qu’on est tout surpris, un beau soir, de trouver la satiété où l’on recherchait le bonheur. La Comtesse, à part . Ah ! quelle leçon ! Le Comte En vérité, Suzon, j’ai pensé mille fois que si nous poursuivons ailleurs ce plaisir qui nous fuit chez elles, c’est qu’elles n’étudient pas assez l’art de soutenir notre goût, de se renouveler à l’amour, de ranimer, pour ainsi dire, le charme de leur possession par celui de la variété. La Comtesse, piquée. Donc elles doivent tout ? … Le Comte, riant . Et l’homme rien ? Changerons-nous la marche de la nature ? Notre tâche, à nous, fut de les obtenir ; la leur… La Comtesse La leur ? … Le Comte Est de nous retenir : on l’oublie trop. La Comtesse Ce ne sera pas moi. Le Comte Ni moi. Figaro, à part. Ni moi. Suzanne, à part. Ni moi. Le Comte prend la main de sa femme. Il y a de l’écho ici, parlons plus bas. Tu n’as nul besoin d’y songer, toi que l’amour a faite et si vive et si jolie ! Avec un grain de caprice, tu seras la plus agaçante maîtresse ! (Il la baise au front.) Ma Suzanne, un Castillan n’a que sa parole. Voici tout l’or promis pour le rachat du droit que je n’ai plus sur le délicieux moment que tu m’accordes. Mais comme la grâce que tu daignes y mettre est sans prix, j’y joindrai ce brillant, que tu porteras pour l’amour de moi. La Comtesse, une révérence. Suzanne accepte tout. Figaro, à part. On n’est pas plus coquine que cela. Suzanne, à part. Voilà du bon bien qui nous arrive. Le Comte, à part. Elle est intéressée ; tant mieux ! La Comtesse regarde au fond. Je vois des flambeaux. Le Comte Ce sont les apprêts de ta noce. Entrons-nous un moment dans l’un de ces pavillons, pour les laisser passer ? La Comtesse Sans lumière ? Le Comte l’entraîne doucement. À quoi bon ? Nous n’avons rien à lire. Figaro, à part. Elle y va, ma foi ! Je m’en doutais. (Il s’avance.) Le Comte grossit sa voix en se retournant. Qui passe ici ? Figaro, en colère. Passer ! on vient exprès. Le Comte, bas, à la Comtesse. C’est Figaro ! … (Il s’enfuit.) La Comtesse Je vous suis. (Elle entre dans le pavillon à sa droite, pendant que le Comte se perd dans le bois au fond.) Scène 8Figaro cherche à voir où vont le Comte et la Comtesse, qu’il prend pour Suzanne. Je n’entends plus rien ; ils sont entrés ; m’y voila. (D’un ton altéré.) Vous autres, époux maladroits, qui tenez des espions à gages et tournez des mois entiers autour d’un soupçon, sans l’asseoir, que ne m’imitez-vous ? Dès le premier jour, je suis ma femme et je l’écoute ; en un tour de main, on est au fait : c’est charmant, plus de doutes ; on sait à quoi s’en tenir. (Marchant vivement.) Heureusement que je ne m’en soucie guère, et que sa trahison ne me fait plus rien du tout. Je les tiens donc enfin ! Suzanne, qui s’est avancée doucement dans l’obscurité. (À part.) Tu vas payer tes beaux soupçons. (Du ton de voix de la Comtesse.) Qui va là ? Figaro, extravagant. Qui va là ? Celui qui voudrait de bon cœur que la peste eût étouffé en naissant… Suzanne, du ton de la Comtesse. Eh ! mais, c’est Figaro ! Figaro regarde et dit vivement. Madame la Comtesse ! Suzanne Parlez bas. Figaro, vite Ah ! madame, que le ciel vous amène à propos ! Où croyez-vous qu’est Monseigneur ? Suzanne Que m’importe un ingrat ? Dis-moi… Figaro, plus vite Et Suzanne, mon épousée, où croyez-vous qu’elle soit ? Suzanne Mais parlez bas ! Figaro, très vite Cette Suzon qu’on croyait si vertueuse, qui faisait de la réservée ! Ils sont enfermés là-dedans. Je vais appeler. Suzanne, lui fermant la bouche avec sa main, oublie de déguiser sa voix. N’appelez pas ! Figaro, à part . Et c’est Suzon ! God-dam ! Suzanne, du ton de la Comtesse. Vous paraissez inquiet. Figaro, à part . Traîtresse ! qui veut me surprendre ! Suzanne Il faut nous venger, Figaro. Figaro En sentez-vous le vif désir ? Suzanne Je ne serais donc pas de mon sexe ! Mais les hommes en ont cent moyens. Figaro, confidemment. Madame, il n’y a personne ici de trop. Celui des femmes… les vaut tous. Suzanne, à part . Comme je le souffletterais ! Figaro, à part . Il serait bien gai qu’avant la noce… Suzanne Mais qu’est-ce qu’une telle vengeance, qu’un peu d’amour n’assaisonne pas ? Figaro Partout où vous n’en voyez point, croyez que le respect dissimule. Suzanne, piquée. Je ne sais si vous le pensez de bonne foi, mais vous ne le dites pas de bonne grâce. Figaro, avec une chaleur comique, à genoux. Ah ! madame, je vous adore. Examinez le temps, le lieu, les circonstances, et que le dépit supplée en vous aux grâces qui manquent à ma prière. Suzanne, à part . La main me brûle ! Figaro, à part . Le cœur me bat. Suzanne Mais, monsieur, avez-vous songé ? … Figaro Oui, madame ; oui, j’ai songé. Suzanne … Que pour la colère et l’amour… Figaro … Tout ce qui se diffère est perdu. Votre main, madame ? Suzanne, de sa voix naturelle et lui donnant un soufflet. La voilà. Figaro Ah ! demonio ! quel soufflet ! Suzanne lui en donne un second. Quel soufflet ! Et celui-ci ? Figaro Et ques-à-quo ? de par le diable ! est-ce ici la journée des tapes ? Suzanne le bat à chaque phrase. Ah ! ques-à-quo ? Suzanne ; et voilà pour tes soupçons, voilà pour tes vengeances et pour tes trahisons, tes expédients, tes injures et tes projets. C’est-il ça de l’amour ? dis donc comme ce matin ? Figaro rit en se relevant. Santa Barbara ! oui, c’est de l’amour. Ô bonheur ! ô délices ! ô cent fois heureux Figaro ! Frappe, ma bien-aimée, sans te lasser. Mais quand tu m’auras diapré tout le corps de meurtrissures, regarde avec bonté, Suzon, l’homme le plus fortuné qui fut jamais battu par une femme. Suzanne Le plus fortuné ! Bon fripon, vous n’en séduisiez pas moins la Comtesse, avec un si trompeur babil, que m’oubliant moi-même, en vérité, c’était pour elle que je cédais. Figaro Ai-je pu me méprendre au son de ta jolie voix ? Suzanne, en riant . Tu m’as reconnue ? Ah ! comme je m’en vengerai ! Figaro Bien rosser et garder rancune est aussi par trop féminin ! Mais dis-moi donc par quel bonheur je te vois là, quand je te croyais avec lui ; et comment cet habit, qui m’abusait, te montre enfin innocente… Suzanne Eh ! c’est toi qui es un innocent, de venir te prendre au piège apprêté pour un autre ! Est-ce notre faute, à nous, si voulant museler un renard, nous en attrapons deux ? Figaro Qui donc prend l’autre ? Suzanne Sa femme. Figaro Sa femme ? Suzanne Sa femme. Figaro, follement. Ah ! Figaro ! pends-toi ! tu n’as pas deviné celui-là, – Sa femme ? Oh ! douze ou quinze mille fois spirituelles femelles ! – Ainsi les baisers de cette salle ? … Suzanne Ont été donnés à madame. Figaro Et celui du page ? Suzanne, riant . À monsieur. Figaro Et tantôt, derrière le fauteuil ? Suzanne À personne. Figaro En êtes-vous sûre ? Suzanne, riant . Il pleut des soufflets, Figaro. Figaro lui baise la main. Ce sont des bijoux que les tiens. Mais celui du Comte était de bonne guerre. Suzanne Allons, superbe, humilie-toi ! Figaro fait tout ce qu’il annonce. Cela est juste : à genoux, bien courbé, prosterné, ventre à terre. Suzanne, en riant . Ah ! ce pauvre Comte ! quelle peine il s’est donnée… Figaro, se relève sur ses genoux. … Pour faire la conquête de sa femme ! Scène 9Le Comte, à lui-même. Je la cherche en vain dans le bois, elle est peut-être entrée ici. Suzanne, à Figaro parlant bas. C’est lui. Le Comte, ouvrant le pavillon. Suzon, es-tu là dedans ? Figaro, bas. Il la cherche, et moi je croyais… Suzanne, bas. Il ne l’a pas reconnue. Figaro Achevons-le, veux-tu ? (Il lui baise la main.) Le Comte, se retourne. Un homme aux pieds de la Comtesse ! … Ah ! je suis sans armes. (Il s’avance.) Figaro se relève tout à fait en déguisant sa voix. Pardon, madame, si je n’ai pas réfléchi que ce rendez-vous ordinaire était destiné pour la noce. Le Comte, à part . C’est l’homme du cabinet de ce matin. (Il se frappe le front.) Figaro continue. Mais il ne sera pas dit qu’un obstacle aussi sot aura retardé nos plaisirs. Le Comte, à part . Massacre ! mort ! enfer ! Figaro, la conduisant au cabinet. (Bas.) Il jure. (Haut.) Pressons-nous donc, madame, et réparons le tort qu’on nous a fait tantôt, quand j’ai sauté par la fenêtre. Le Comte, à part. Ah ! tout se découvre enfin. Suzanne, près du pavillon à sa gauche. Avant d’entrer, voyez si personne n’a suivi. (Il la baise au front.) Le Comte s’écrie : Vengeance ! (Suzanne s’enfuit dans le pavillon où sont entrés Fanchette, Marceline et Chérubin.) Scène 10Figaro, jouant la frayeur excessive. C’est mon maître ! Le Comte le reconnaît. Ah ! scélérat, c’est toi ! Holà ! quelqu’un, quelqu’un ! Scène 11Pédrille, botté. Monseigneur, je vous trouve enfin. Le Comte Bon, c’est Pédrille. Es-tu tout seul ? Pédrille Arrivant de Séville, à étripe-cheval. Le Comte Approche-toi de moi, et crie bien fort ! Pédrille, criant à tue-tête. Pas plus de page que sur ma main. Voilà le paquet. Le Comte le repousse. Eh ! l’animal ! Pédrille Monseigneur me dit de crier. Le Comte, tenant toujours Figaro. Pour appeler. – Holà, quelqu’un ! Si l’on m’entend, accourez tous ! Pédrille Figaro et moi, nous voilà deux ; que peut-il donc vous arriver ? Scène 12Bartholo, à Figaro. Tu vois qu’à ton premier signal… Le Comte, montrant le pavillon à sa gauche. Pédrille, empare-toi de cette porte. (Pédrille y va.) Bazile, bas à Figaro. Tu l’as surpris avec Suzanne Le Comte, montrant Figaro. Et vous tous, mes vassaux, entourez-moi cet homme, et m’en répondez sur la vie. Bazile Ha ! Ha ! Le Comte, furieux. Taisez-vous donc ! (À Figaro, d’un ton glacé.) Mon cavalier, répondez-vous à mes questions ? Figaro, froidement. Eh ! qui pourrait m’en exempter, Monseigneur ? Vous commandez à tout ici, hors à vous-même. Le Comte, se contenant. Hors à moi-même ! Antonio C’est ça parler. Le Comte, reprenant sa colère. Non, si quelque chose pouvait augmenter ma fureur, ce serait l’air calme qu’il affecte. Figaro Sommes-nous des soldats qui tuent et se font tuer pour des intérêts qu’ils ignorent ? Je veux savoir, moi, pourquoi je me fâche. Le Comte, hors de lui. Ô rage ! (Se contenant.) Homme de bien qui feignez d’ignorer, nous ferez-vous au moins la faveur de nous dire quelle est la dame actuellement par vous amenée dans ce pavillon ? Figaro, montrant l’autre avec malice. Dans celui-là ? Le Comte, vite. Dans celui-ci. Figaro, froidement. C’est différent. Une jeune personne qui m’honore de ses bontés particulières. Bazile, étonné. Ha ! Ha ! Le Comte, vite Vous l’entendez, messieurs. Bartholo, étonné. Nous l’entendons ? Le Comte, à Figaro. Et cette jeune personne a-t-elle un autre engagement, que vous sachiez ? Figaro, froidement. Je sais qu’un grand seigneur s’en est occupé quelque temps, mais soit qu’il l’ait négligée ou que je lui plaise mieux qu’un plus aimable, elle me donne aujourd’hui la préférence. Le Comte, vivement. La préf… (Se contenant.) Au moins il est naïf ! car ce qu’il avoue, messieurs, Je l’ai ouï, je vous jure, de la bouche même de sa complice. Brid’oison, stupéfait. Sa-a complice ! Le Comte, avec fureur. Or, quand le déshonneur est public, il faut que la vengeance le soit aussi. (Il entre dans le pavillon.) Scène 13Antonio C’est juste. Brid’oison, à Figaro. Qui-i donc a pris la femme de l’autre ? Figaro, en riant. Aucun n’a eu cette joie-là. Scène 14Le Comte, parlant dans le pavillon, et attirant quelqu’un qu’on ne voit pas encore. Tous vos efforts sont inutiles ; vous êtes perdue, madame, et votre heure est bien arrivée ! (Il sort sans regarder.) Quel bonheur qu’aucun gage d’une union aussi détestée… Figaro s’écrie : Chérubin ! Le Comte Mon page ? Bazile Ha ! ha ! Le Comte, hors de lui, à part . Et toujours le page endiablé ! (À Chérubin.) Que faisiez-vous dans ce salon ? Chérubin, timidement. Je me cachais, comme vous me l’avez ordonné. Pédrille Bien la peine de crever un cheval ! Le Comte Entres-y, toi, Antonio ; conduis devant son juge l’infâme qui m’a déshonoré. Brid’oison C’est madame que vous y-y cherchez ? Antonio L’y a, parguenne, une bonne Providence : vous en avez tant fait dans le pays… Le Comte, furieux. Entre donc ! (Antonio entre.) Scène 15Le Comte Vous allez voir, messieurs, que le page n’y était pas seul. Chérubin, timidement. Mon sort eût été trop cruel, si quelque âme sensible n’en eût adouci l’amertume. Scène 16Antonio, attirant par le bras quelqu’un qu’on ne voit pas encore. Allons, madame, il ne faut pas vous faire prier pour en sortir, puisqu’on sait que vous y êtes entrée. Figaro s’écrie. La petite cousine ! Bazile Ha ! ha ! Le Comte Fanchette ! Antonio se retourne et s’écrie. Ah ! palsambleu, Monseigneur, il est gaillard de me choisir pour montrer à la compagnie que c’est ma fille qui cause tout ce train-là ! Le Comte, outré. Qui la savait là dedans ? (Il veut rentrer.) Bartholo, au devant. Permettez, monsieur le Comte, ceci n’est pas plus clair. Je suis de sang-froid, moi… (Il entre.) Brid’oison Voilà une affaire au-aussi trop embrouillée. Scène 17Bartholo, parlant en dedans et sortant. Ne craignez rien, madame, il ne vous sera fait aucun mal. J’en réponds. (Il se retourne et s’écrie : ) Marceline ! Bazile Ha ! Ha ! Figaro, riant. Hé, quelle folie ! ma mère en est ? Antonio À qui pis fera. Le Comte, outré. Que m’importe à moi ? La Comtesse… Scène 18Le Comte … Ah ! la voici qui sort. (Il la prend violemment par le bras.) Que croyez-vous, messieurs, que mérite une odieuse… (Suzanne se jette à genoux la tête baissée.) Le Comte Non, non ! (Figaro se jette à genoux de l’autre côté.) Le Comte, plus fort Non, non ! (Marceline se jette à genoux devant lui.) Le Comte plus fort Non, non ! (Tous se mettent à genoux, excepté Brid’oison.) Le Comte hors de lui Y fussiez-vous un cent ! Scène 19La Comtesse se jette à genoux. Au moins je ferai nombre. Le Comte, regardant la Comtesse et Suzanne. Ah ! qu’est-ce que je vois ? Brid’oison, riant . Eh pardi, c’è-est madame. Le Comte veut relever la Comtesse. Quoi ! c’était vous, Comtesse ? (D’un ton suppliant.) Il n’y a qu’un pardon bien généreux… La Comtesse, en riant . Vous diriez : Non, non, à ma place ; et moi, pour la troisième fois d’aujourd’hui, je l’accorde sans condition. (Elle se relève.) Suzanne se relève. Moi aussi. Marceline se relève. Moi aussi. Figaro se relève. Moi aussi, il y a de l’écho ici ! (Tous se relèvent.) Le Comte De l’écho ! – J’ai voulu ruser avec eux ; ils m’ont traité comme un enfant ! La Comtesse, en riant . Ne le regrettez pas, monsieur le Comte. Figaro, s’essuyant les genoux avec son chapeau. Une petite journée comme celle-ci forme bien un ambassadeur ! Le Comte, à Suzanne. Ce billet fermé d’une épingle ? … Suzanne C’est madame qui l’avait dicté. Le Comte La réponse lui en est bien due. (Il baise la main de la Comtesse.) La Comtesse Chacun aura ce qui lui appartient. (Elle donne la bourse à Figaro et le diamant à Suzanne.) Suzanne, à Figaro. Encore une dot ! Figaro, frappant la bourse dans sa main. Et de trois. Celle-ci fut rude à arracher ! Suzanne Comme notre mariage. Gripe-Soleil Et la jarretière de la mariée, l’aurons-je ? La Comtesse arrache le ruban qu’elle a tant gardé dans son sein et le jette à terre. La jarretière ? Elle était avec ses habits ; la voilà. (Les garçons de la noce veulent la ramasser.) Chérubin, plus alerte, court la prendre, et dit. Que celui qui la veut vienne me la disputer ! Le Comte, en riant, au page. Pour un monsieur si chatouilleux, qu’avez-vous trouvé de gai à certain soufflet de tantôt ? Chérubin recule en tirant à moitié son épée. À moi, mon Colonel ? Figaro, avec une colère comique. C’est sur ma joue qu’il l’a reçu : voilà comme les Grands font justice ! Le Comte, riant . C’est sur sa joue ? Ah ! ah ! ah ! qu’en dites-vous donc, ma chère Comtesse ! La Comtesse, absorbée, revient à elle et dit avec sensibilité : Ah ! oui, cher Comte, et pour la vie, sans distraction, je vous le jure. Le Comte, frappant sur l’épaule du juge. Et vous, don Brid’oison, votre avis maintenant ? Brid’oison Su-ur tout ce que je vois, monsieur Le Comte ? … Ma-a foi, pour moi je-e ne sais que vous dire : voilà ma façon de penser. Tous ensemble Bien jugé ! Figaro J’étais pauvre, on me méprisait. J’ai montré quelque esprit la haine est accourue. Une jolie femme et de la fortune… Bartholo, en riant . Les cœurs vont te revenir en foule. Figaro Est-il possible ? Bartholo Je les connais. Figaro, saluant les spectateurs. Ma femme et mon bien mis à part, tous me feront honneur et plaisir. (On joue la ritournelle du vaudeville. Air noté).
Vaudeville
Premier couplet Bazile
Je le sais… (Il chante.) Gaudeant bene nati. Bazile Non… (Il chante.) Gaudeat bene nanti. Deuxième couplet Suzanne
Figaro
La Comtesse
Le Comte
Marceline
Chérubin
Suzanne
Brid’oison
FIN DU CINQUIEME ET DERNIER ACTE |
Gustave Doré
martes, 10 de julio de 2012
Le Mariage de Figaro- Beaumarchais
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