Albert Camus
Nom de naissance | Albert Camus |
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Activités | Philosophe, romancier, dramaturge, essayiste, nouvelliste |
Naissance | 7 novembre 1913 Mondovi (Dréan), Algérie française |
Décès | 4 janvier 1960 (à 46 ans) Villeblevin , (Yonne) France |
Genres | Roman, théâtre, essai, nouvelle |
Distinctions | Prix Nobel de littérature en 1957 |
Œuvres principales
- L'Étranger (1942)
- La Peste (1947)
- Le Mythe de Sisyphe (1942)
- La Chute (1956)
- L'Homme révolté (1951)
Compléments
- Morvan Lebesque, Albert Camus par lui-même, 1963
- Jean Sarocchi, Camus, PUF, 1968
- Alain Costes, Albert Camus ou la parole manquante, 1973
- Jacques Chabot, Albert Camus, la pensée de midi, 2002
- Jean Daniel, Avec Camus : Comment résister à l'air du temps, 2006
Albert Camus, né le 7 novembre 1913 à Mondovi, à proximité de Bône (actuellement Annaba), dans le département de Constantine (depuis 1962, Dréan dans la willaya d'El Taref), en Algérie, et mort le 4 janvier 1960 à Villeblevin, dans l'Yonne, est un écrivain, philosophe, romancier, dramaturge, essayiste et nouvelliste français. Il fut aussi un journaliste militant engagé dans la Résistance française et dans les combats moraux de l'après-guerre.
L'œuvre de Camus comprend des pièces de théâtre, des romans, des nouvelles, des films, des poèmes et des essais dans lesquels il développe un humanisme fondé sur la prise de conscience de l'absurdité de la condition humaine mais aussi sur la révolte
comme réponse à l'absurde, révolte qui conduit à l'action et donne un
sens au monde et à l'existence, et « alors naît la joie étrange qui aide
à vivre et mourir ».
Sa critique du totalitarisme soviétique lui vaut les anathèmes des communistes et conduit à la brouille avec Jean-Paul Sartre. Il reçoit le Prix Nobel de littérature en 1957, sa réputation et son influence restent grandes dans le monde.
Selon Bertrand Poirot-Delpech, les essais sur son œuvre ont abondé juste après sa mort, tandis qu'on rendait très peu compte de sa vie. Les premières biographies ne sont apparues que dix-huit ans après sa mort. Parmi celles-ci, la plus impressionnante est celle de Herbert R. Lottman, un journaliste américain observateur de la littérature européenne pour The New York Times et le Publishers Weekly.
Dans le journal Combat,
ses prises de position sont courageuses autant que déconcertantes,
aussi bien sur la question de l'Algérie que sur ses rapports avec le Parti communiste qu'il quitte après un court passage de deux ans.
Camus est d'abord témoin de son temps, intransigeant, refusant toute
compromission. Il est ainsi amené à s'opposer à Sartre et à se brouiller
avec d'anciens amis. D'après Herbert R. Lottman, Camus n'appartient à
aucune famille politique déterminée, mais on sait tout de même qu'il fut
adhérent au Parti communiste algérien pendant deux ans. Il ne s'est cependant dérobé devant aucun combat : il a successivement protesté contre les inégalités qui frappaient les musulmans d'Afrique du Nord, puis contre la caricature du pied-noir exploiteur. Il est allé au secours des espagnols exilés antifascistes, des victimes du stalinisme, des objecteurs de conscience.
Biographie
Origines et enfance
Lucien Auguste Camus, père d'Albert, est né le 28 novembre 1885 à Ouled-Fayet dans le département d'Alger, en Algérie.
Il descend des premiers arrivants français dans cette colonie annexée à
la France en 1834 et départementalisée en 1848. Un grand-père, Claude
Camus, né en 1809, venait du bordelais, un bisaïeul, Mathieu Juste Cormery, d'Ardèche, mais la famille se croit d'origine alsacienne. Lucien Camus travaille comme caviste dans un domaine viticole, nommé « le Chapeau du gendarme », près de Dréan, à quelques kilomètres au sud de Bône (Annaba) dans le département de Constantine, pour un négociant de vin d'Alger. Il épouse le 13 novembre 1909 à Alger (acte de mariage no 932) Catherine Hélène Sintès, née à Birkadem le 5 novembre 1882, dont la famille est originaire de Minorque en Espagne. Trois ans plus tard, en 1911, naît leur fils aîné Lucien Jean Étienne et en novembre 1913, leur second fils, Albert. Lucien Auguste Camus est mobilisé comme 2e classe dans le 1er régiment de zouaves en septembre 1914. Blessé à la bataille de la Marne il est évacué le 11 octobre à l'hôpital militaire de Saint-Brieuc dans les Côtes-du-Nord où il meurt le 17 octobre
1914. De son père, Camus ne connaîtra que quelques photographies et une
anecdote significative : son dégoût devant le spectacle d'une exécution
capitale. Sa mère est en partie sourde et ne sait ni lire ni écrire :
elle ne comprend un interlocuteur qu'en lisant sur ses lèvres.
Avant même le départ de son mari à l'armée elle s'était installée avec
ses enfants chez sa mère et ses deux frères, Étienne, sourd-muet, qui
travaille comme tonnelier, et Joseph, rue de Lyon à Belcourt, un quartier populaire d'Alger1. Elle y connaît une brève liaison à laquelle s'oppose son frère Étienne.
« Il y avait une fois une femme que la mort de son mari avait rendue
pauvre avec deux enfants. Elle avait vécu chez sa mère, également
pauvre, avec un frère infirme qui était ouvrier. Elle avait travaillé
pour vivre, fait des ménages, et avait remis l'éducation de ses enfants
dans les mains de sa mère. Rude, orgueilleuse, dominatrice, celle-ci les
éleva à la dure », écrira Camus dans un brouillon de « L'Envers et l'endroit ».
Albert Camus est également influencé par son oncle Gustave Acault
chez lequel le jeune Albert effectue de longs séjours. Anarchiste
l’oncle Acault est aussi voltairien. De plus, il fréquente les loges des
francs-maçons. Boucher de métier, Gustave Acault, est un homme cultivé.
Il aide Albert Camus à subvenir à ses besoins et lui fournit une
bibliothèque riche et éclectique.
Formation
Albert Camus fait ses études à Alger. À l'école communale, il est remarqué en 1923 par son instituteur, Louis Germain, qui lui donne des leçons gratuites et l'inscrit en 1924
sur la liste des candidats aux bourses, malgré la défiance de sa
grand-mère qui souhaitait qu'il gagnât sa vie au plus tôt. Ancien
combattant de la Première Guerre mondiale, où est mort le père du futur
philosophe, Louis Germain lit à ses élèves Les Croix de Bois de Roland Dorgelès, dont les extraits émeuvent beaucoup le petit Albert, qui y découvre l'horreur de la guerre. Camus gardera une grande reconnaissance à Louis Germain et lui dédiera son discours de prix Nobel. Reçu au lycée Bugeaud (désormais lycée Émir Abd-el-Kader),
Albert Camus y est demi-pensionnaire. « J'avais honte de ma pauvreté et
de ma famille (...) Auparavant, tout le monde était comme moi et la
pauvreté me paraissait l'air même de ce monde. Au lycée, je connus la
comparaison », se souviendra-t-il.
Il commence à cette époque à pratiquer le football et se fait une
réputation de gardien de but. Il découvre également la philosophie.
Mais, à la suite d'inquiétants crachements de sang, les médecins
diagnostiquent en 1930 une tuberculose
et il doit faire un bref séjour à l'hôpital Mustapha. C'est la fin de
sa carrière de foot, et il ne peut plus qu'étudier à temps partiel. Son
oncle, voltairien et anarchiste,
et sa tante Acault, qui tiennent une boucherie dans la rue Michelet,
l'hébergent ensuite, rue du Languedoc, où il peut disposer d'une
chambre. Camus est ensuite encouragé par Jean Grenier - qui lui fera découvrir Nietzsche.
Il resta toujours fidèle au milieu ouvrier et pauvre qui fut longtemps
le sien, et son œuvre accorde une réelle place aux travailleurs et à
leurs tourments.
Débuts littéraires
En juin 1934, il épouse Simone Hié, enlevée à son ami Max-Pol Fouchet : « J'ai envie de me marier, de me suicider, ou de m'abonner à L'Illustration. Un geste désespéré, quoi... ». En 1935, il commence l'écriture de L'Envers et l'Endroit, qui sera publié deux ans plus tard par Edmond Charlot
dans la librairie duquel se retrouvent les jeunes écrivains algérois,
tel Max-Pol Fouchet. Cette même année, il décide de rejoindre le Parti
Communiste Français. À Alger, il fonde le Théâtre du Travail, qu'il
remplace en 1937 par le Théâtre de l'Équipe, où la première pièce jouée est une adaptation du roman de Malraux dont les répétitions lui donnent l'occasion de nouer une amitié avec Emmanuel Roblès. Dans le même temps il quitte le Parti communiste, auquel il avait adhéré deux ans plus tôt. Il entre au journal créé par Pascal Pia, Alger Républicain, organe du Front populaire, où il devient rédacteur en chef. Son enquête Misère de la Kabylie aura un écho retentissant20. En 1940,
le Gouvernement général de l'Algérie interdit le journal. Cette même
année, il se marie à Francine Faure. Ils s'installent à Paris où Camus
travaille comme secrétaire de rédaction à Paris-Soir sous l'égide de Pascal Pia. Il fonde aussi la revue Rivage et fait la connaissance de Malraux. Durant cette période, il fait paraître le roman L'Étranger (1942) qui est publié par Gallimard sur l'instance de Malraux et l'essai Le Mythe de Sisyphe
(1942) dans lesquels il expose sa philosophie. Selon sa propre
classification, ces œuvres appartiennent au « cycle de l'absurde » –
cycle qu'il complétera par les pièces de théâtre Le Malentendu et Caligula (1944). En 1943, il est lecteur chez Gallimard et prend la direction de Combat lorsque Pascal Pia est appelé à d'autres fonctions dans la Résistance. En 1944, il rencontre André Gide et un peu plus tard Jean-Paul Sartre, avec qui il se lie d'amitié. Le 8 août 1945, il est le seul intellectuel occidental à dénoncer l'usage de la bombe atomique deux jours après le bombardement d'Hiroshima dans un éditorial resté célèbre, dans Combat21. En 1945, à l'initiative de François Mauriac, il signe une pétition, afin de demander au général de Gaulle la grâce de Robert Brasillach, personnalité intellectuelle connue pour son activité collaborationniste pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1946, Camus se lie d'amitié avec René Char.
Il part la même année aux États-Unis et, de retour en France, il publie
une série d'articles contre l'expansionnisme soviétique : coup d'État
de Prague et anathème contre Tito (1948). En 1947, c'est le succès
littéraire avec le roman La Peste, suivi deux ans plus tard, en 1949, par la pièce de théâtre Les Justes.
En 1957, alors âgé de 44 ans, Camus reçoit le prix Nobel de littérature pour « l'ensemble d'une œuvre qui met en lumière les problèmes se posant de nos jours à la conscience des hommes. »
Engagement politique et littéraire
En octobre 1951, la publication de L'homme révolté provoque de violentes polémiques où Camus est attaqué à sa gauche. La rupture avec Jean-Paul Sartre a lieu en 1952, après la publication dans Les Temps modernes de l'article de Jeanson
qui reproche à la révolte de Camus d'être « délibérément statique ». En
1954, Camus s'installe dans son appartement parisien du 4, rue de Chanaleilles. dans le même immeuble et durant la même période, habitait René Char, poète et résistant français. En 1956,
à Alger, il lance son « Appel pour la trêve civile », tandis que dehors
sont proférées à son encontre des menaces de mort. Son plaidoyer
pacifique pour une solution équitable du conflit est alors très mal
compris, ce qui lui vaudra de rester méconnu de son vivant par ses
compatriotes pieds-noirs
en Algérie puis, après l'indépendance, par les Algériens qui lui ont
reproché de ne pas avoir milité pour cette indépendance. Haï par les
défenseurs du colonialisme français, il sera forcé de partir d'Alger
sous protection. Toujours en 1956, il publie La Chute, livre pessimiste dans lequel il s'en prend à l'existentialisme
sans pour autant s'épargner lui-même. Il démissionne de l'Unesco pour
protester contre l'admission de l'Espagne franquiste. C'est un an plus
tard, en 1957, qu'il reçoit le prix Nobel de littérature.
Interrogé à Stockholm par un étudiant musulman originaire d'Algérie,
sur le caractère juste de la lutte pour l'indépendance menée par le F.L.N.
en dépit des attentats terroristes frappant les populations civiles, il
répond clairement : « J’ai toujours condamné la terreur. Je dois
condamner aussi un terrorisme qui s’exerce aveuglément, dans les rues
d’Alger par exemple, et qui un jour peut frapper ma mère ou ma famille.
Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice.»
Cette phrase, souvent déformée, lui sera souvent reprochée. Il suffit
pourtant de rappeler d'une part que Camus vénérait sa mère, d'autre part
que celle-ci vivait alors à Alger dans un quartier très populaire
particulièrement exposé aux risques d'attentats.
Albert Camus était contre l'indépendance de l'Algérie et écrivit en
1958 dans la dernière de ses Chroniques Algériennes que « l'indépendance
nationale [de l'Algérie] est une formule purement passionnelle ». Il
dénonça néanmoins l'injustice faite aux musulmans et la caricature du
pied noir exploiteur, et disait souhaiter la fin du système colonial
mais avec une Algérie toujours française, proposition qui peut paraître
contradictoire.
Pour ce qui est du communisme, il proteste contre la répression
sanglante des révoltes de Berlin-Est (juin 1953) et contre
l'expansionnisme communiste à Budapest (septembre 1956).
Décès
Le 4 janvier 1960, en revenant de Lourmarin (Vaucluse), par la Nationale 6 (trajet de Lyon à Paris), au lieu-dit Le Petit-Villeblevin, dans l’Yonne, Albert Camus trouve la mort dans un accident de voiture à bord d'une Facel-Vega FV3B conduite par son ami Michel Gallimard, le neveu de l'éditeur Gaston,
qui perd également la vie. La voiture quitte la route et percute un
premier arbre puis s'enroule autour d'un second, parmi la rangée qui la
borde. Les journaux de l'époque évoquent une vitesse excessive (180 km/h), un malaise du conducteur, ou plus vraisemblablement, l'éclatement d'un pneu. L'écrivain René Étiemble déclara : « J'ai
longtemps enquêté et j'avais les preuves que cette Facel Vega était un
cercueil. J'ai cherché en vain un journal qui veuille publier mon
article... »
Albert Camus est enterré à Lourmarin, village du Luberon - où il avait acheté une propriété grâce à son prix Nobel - et région que lui avait fait découvrir son ami le poète René Char.
En marge des courants philosophiques, Albert Camus s'est opposé au marxisme et à l'existentialisme.
Il n'a cessé de lutter contre toutes les idéologies et les abstractions
qui détournent de l'humain. En ce sens, il incarne une des plus hautes
consciences morales du XXe siècle - l'humanisme de ses écrits ayant été forgé dans l'expérience des pires moments de l'espèce humaine.
Depuis le 15 novembre 2000, les archives de l'auteur sont déposées à la bibliothèque Méjanes (Aix-en-Provence), dont le centre de documentation Albert Camus assure la gestion et la valorisation.
Le 19 novembre 2009, le quotidien Le Monde affirme que le président Nicolas Sarkozy envisage de faire transférer les restes d'Albert Camus au Panthéon. Dès le lendemain, son fils, Jean Camus, s'oppose à ce transfert, craignant une récupération politique. Sa fille, Catherine Camus, ne se prononce pas.
Philosophie
Une question, l'absurde
« L'absurde naît de cette confrontation entre l'appel humain et le silence déraisonnable du monde ».
Dans cette phrase est concentrée la puissance d'un conflit, d'une
confrontation qui supporte et emporte l'œuvre de Camus. Deux forces qui
s'opposent : l'appel humain à connaître sa raison d'être et l'absence de
réponse du milieu où il se trouve. L'homme vivant dans un monde dont il
ne comprend pas le sens, dont il ignore tout, jusqu'à sa raison d'être.
L'appel humain, c'est la quête d'une cohérence, or pour Camus il n'y a
pas de réponse à ce questionnement sur le sens de la vie. Tout au moins
n'y a-t-il pas de réponse satisfaisante, car la seule qui pourrait
satisfaire l'écrivain devrait avoir une dimension humaine : « Je ne puis comprendre qu'en termes humains ». Ainsi les religions qui définissent nos origines, qui créent du sens, qui posent un cadre, n'offrent pas de réponse pour l'homme absurde : « Je
ne sais pas si ce monde a un sens qui le dépasse. Mais je sais que je
ne connais pas ce sens et qu'il m'est impossible pour le moment de le
connaître. Que signifie pour moi une signification hors de ma
condition ? ». L'homme absurde n'accepte pas de perspectives divines, il veut des réponses humaines.
L'absurde n'est pas un savoir, c'est un état acquis par la
confrontation consciente de deux forces. Maintenir cet état demande une
lucidité et nécessite un travail, l'absurde c'est la conscience toujours maintenue d'une « fracture entre le monde et mon esprit » écrit Camus dans Le Mythe de Sisyphe.
Ainsi l'homme absurde doit s'obstiner à ne pas écouter les prophètes
(c'est-à-dire avoir assez d'imagination pour ne pas croire aveuglément à
leur représentation de l'enfer ou du paradis) et à ne faire intervenir
que ce qui est certain, et si rien ne l'est, « ceci du moins est une certitude ».
L'homme absurde ne pourrait s'échapper de son état qu'en niant l'une
des forces contradictoires qui le fait naître : trouver un sens à ce qui
est ou faire taire l'appel humain. Or aucune de ces solutions n'est
réalisable.
Une manière de donner du sens serait d'accepter les religions et les
dieux. Or ces derniers n'ont pas d'emprise sur l'homme absurde. L'homme
absurde se sent innocent, il ne veut faire que ce qu'il comprend et « pour un esprit absurde, la raison est vaine et il n'y a rien au-delà de la raison ».
Une autre manière de trouver du sens serait d'en injecter : faire des
projets, établir des buts, et par là même croire que la vie puisse se
diriger. Mais à nouveau « tout cela se trouve démenti d'une façon vertigineuse par l'absurdité d'une mort possible ». En effet, pour l'homme absurde il n'y a pas de futur, seul compte l'ici et le maintenant.
La première des deux forces contradictoires, le silence déraisonnable
du monde, ne peut donc être niée. Quant à l'autre force contradictoire
permettant cette confrontation dont naît l'absurde, qui est l'appel
humain, la seule manière de la faire taire serait le suicide. Mais ce
dernier est exclu car à sa manière « le suicide résout l'absurde ».
Or l'absurde ne doit pas se résoudre. L'absurde est générateur d'une
énergie. Et ce refus du suicide, c'est l'exaltation de la vie, la
passion de l'homme absurde. Ce dernier n'abdique pas, il se révolte.
Une réponse, la révolte
Oui, il faut maintenir l'absurde, ne pas tenter de le résoudre, car
l'absurde génère une puissance qui se réalise dans la révolte. La révolte,
voici la manière de vivre l'absurde. La révolte c'est connaître notre
destin fatal et néanmoins l'affronter, c'est l'intelligence aux prises
avec le silence déraisonnable du monde, c'est le condamné à mort qui
refuse le suicide. C'est pourquoi Camus écrit : « L'une des seules positions philosophiques cohérentes, c'est ainsi la révolte ».
La révolte c'est aussi s'offrir un énorme champ de possibilités
d'actions, car si l'homme absurde se prive d'une vie éternelle, il se
libère des contraintes imposées par un improbable futur et y gagne en
liberté d'action. Plus le futur se restreint et plus les possibilités
d'actions « hic et nunc »
sont grandes. Et ainsi l'homme absurde jouit d'une liberté profonde.
L'homme absurde habite un monde dans lequel il doit accepter que « tout l'être s'emploie à ne rien achever», mais un monde dont il est le maître. Et à Camus, qui fait de Sisyphe le héros absurde, d'écrire : « Il faut imaginer Sisyphe heureux. »
Bien que Camus réfute les religions parce que « on n'y trouve aucune problématique réelle, toutes les réponses étant données en une fois», et qu'il n'accorde aucune importance au futur : « il n'y a pas de lendemain», sa révolte n'en est pas pour autant amorale. « La
solidarité des hommes se fonde sur le mouvement de révolte et celui-ci,
à son tour, ne trouve de justification que dans cette complicité ». Tout n'est pas permis dans la révolte, la pensée de Camus est humaniste, les hommes se révoltent contre la mort, contre l'injustice et tentent de « se retrouver dans la seule valeur qui puisse les sauver du nihilisme, la longue complicité des hommes aux prises avec leur destin ».
En effet, Camus pose à la révolte de l'homme une condition : sa
propre limite. La révolte de Camus n'est pas contre tous et contre tout.
Et Camus d'écrire : « La fin justifie les
moyens ? Cela est possible. Mais qui justifie la fin ? À cette question,
que la pensée historique laisse pendante, la révolte répond : les
moyens ».
Entre journalisme et engagement
Roger Quilliot appelle ce volet de la vie de Camus La plume et l'épée,
plume qui lui a servi d'épée symbolique mais sans exclure les actions
qu'il mena tout au long de sa vie (voir par exemple le chapitre
suivant). Camus clame dans Lettres à un ami allemand
son amour de la vie : « Vous acceptez légèrement de désespérer et je
n'y ai jamais consenti » confessant « un goût violent de la justice qui
me paraissait aussi peu raisonné que la plus soudaine des passions. » Il
n'a pas attendu la résistance pour s'engager. Il vient du prolétariat
et le revendiquera toujours, n'en déplaise à Sartre; la première pièce qu'il joue au Théâtre du Travail, Révolte dans les Asturies, évoque déjà la lutte des classes.
Il va enchaîner avec l'adhésion au Parti communiste et son célèbre reportage sur la misère en Kabylie paru dans Alger-Républicain.
Il y dénonce « la logique abjecte qui veut qu'un homme soit sans forces
parce qu'il n'a pas de quoi manger et qu'on le paye moins parce qu'il
est sans forces.» Les pressions qu'il subit alors vont l'obliger à
quitter l'Algérie mais la guerre et la maladie vont le rattraper. Malgré
cela, il va se lancer dans la résistance.
Bien qu'il écrive dans Combat et lutte pour des causes auxquelles il croit, Camus éprouve une certaine lassitude. Ce qu'il veut, c'est pouvoir concilier justice et liberté, lutter contre toutes les formes de violence, défendre la paix et la coexistence pacifique, combattre à sa façon pour résister, contester, dénoncer.
Albert Camus et l'Espagne
Les origines espagnoles de Camus s'inscrivent aussi bien dans son œuvre, des Carnets à Révolte dans les Asturies ou L’état de siège, par exemple, que dans ses adaptations de La Dévotion à la Croix (Calderon de la Barca) ou Le Chevalier d'Olmedo (Lope de Vega).
Comme journaliste, ses prises de position, sa lutte permanente contre
le franquisme, se retrouvent dans de nombreux articles depuis Alger républicain en 1938, des journaux comme Combat bien sûr mais aussi d'autres moins connus, Preuves ou Témoins,
où il défend ses convictions, affirme sa volonté d'engagement envers
une Espagne libérée du joug franquiste, lui qui écrira « Amis espagnols,
nous sommes en partie du même sang et j'ai envers votre patrie, sa
littérature et son peuple, sa tradition, une dette qui ne s'éteindra
pas. » C'est la profession de foi d'un homme qui est constamment resté fidèle « à la beauté comme aux humiliés.»
La Peste d'Albert Camus
Résumé
La Peste est publié en 1947 et
vaut à Albert Camus son premier grand succès de librairie : 161.000
exemplaires vendus dans les deux premières années. Ce roman s'est
vendu, depuis, à plus de 5 millions d'exemplaires , toutes éditions
françaises confondues.
La Peste est bâti comme une tragédie en cinq actes. L'action se situe en avril 194. à Oran, une ville "fermée" qui "tourne le dos à la mer".
Première partie
Oran, un jour d'avril 194., le docteur
Rieux découvre le cadavre d'un rat sur son palier. Le concierge,
monsieur Michel, pense que ce sont des mauvais plaisants qui
s'amusent à déposer ces cadavres de rats dans son immeuble. A midi,
Rieux accompagne à la gare son épouse qui, malade, part se soigner
dans une ville voisine. Quelques jours plus tard, une agence de presse
annonce que plus de six mille rats ont été ramassés le jour même.
L'angoisse s'accroît . Quelques personnes commencent à émettre
quelques récriminations contre la municipalité. Puis ,
soudainement, le nombre de cadavres diminue, le rues retrouvent leur
propreté, la ville se croit sauvée.
Monsieur Michel, le concierge de l'immeuble
de Rieux, tombe malade. Le docteur Rieux essaye de le soigner. Sa
maladie s'aggrave rapidement. Rieux ne peut rien faire pour le
sauver. Le concierge succombe à un mal violent et mystérieux.
Rieux est sollicité par Grand, un employé
de la mairie. Il vient d'empêcher un certain Cottard de se suicider.
Les morts se multiplient. Rieux consulte ses confrères. Le vieux
Castel, l'un d'eux, confirme ses soupçons : il s'agit bien de la
peste. Après bien des réticences et des tracasseries
administratives, Rieux parvient à ce que les autorités prennent
conscience de l'épidémie et se décident à "fermer" la ville.
Deuxième partie
La ville s'installe peu à peu dans
l'isolement. L'enfermement et la peur modifient les comportements
collectifs et individuels : " la peste fut notre affaire à tous", note le narrateur.
Les habitants doivent composer avec
l'isolement aussi bien à l'extérieur de la ville qu'à l'intérieur. Ils
éprouvent des difficultés à communiquer avec leurs parents ou leurs
amis qui sont à l'extérieur. Fin juin, Rambert, un journaliste
parisien séparé de sa compagne , demande en vain l'appui de Rieux
pour regagner Paris. Cottard, qui avait, en avril, pour des raisons
inconnues tenté de se suicider , semble éprouver une malsaine
satisfaction dans le malheur de ses concitoyens. Les habitants
d'Oran tentent de compenser les difficultés de la séquestration,
en s'abandonnant à des plaisirs matériels. Grand , employé de la
mairie, se concentre sur l'écriture d'un livre dont il réécrit sans
cesse la première phrase. Le père Paneloux fait du fléau
l'instrument du châtiment divin et appelle ses fidèles à méditer
sur cette punition adressée à des hommes privés de tout esprit de
charité.
Tarrou, fils d'un procureur et étranger à
la ville, tient dans ses carnets sa propre chronique de l'épidémie .
Lui ne croit qu'en l'homme. Il fait preuve d'un courage ordinaire
et se met à disposition de Rieux pour organiser le service
sanitaire. Rambert les rejoint.
Troisième partie
C'est l'été, la tension monte et
l'épidémie redouble. Il y a tellement de victimes qu'il faut à la hâte
les jeter dans la fosse commune , comme des animaux. La ville est
obligée de réprimer des soulèvements et les pillages. Les habitants
semblent résignés . Ils donnent l'impression d'avoir perdu leurs
souvenirs et leur espoir . Ils n'ont plus d'illusion et se contentent
d'attendre...
Quatrième partie
Cette partie se déroule de septembre à
décembre. Rambert a eu l'opportunité de quitter la ville, mais il
renonce à partir. Il est décidé à lutter jusqu'au bout aux côtés de
Rieux et de Tarrou. L'agonie d'un jeune enfant, le fils du juge
Othon et les souffrances qu'éprouvent ce jeune innocent ébranlent
Rieux et troublent les certitudes de l'abbé Paneloux. L'abbé se
retranche dans la solitude de sa foi, et meurt sans avoir sollicité
de médecin, en serrant fiévreusement contre lui un crucifix.
Tarrou et Rieux , connaissent un moment de communion amicale en
prenant un bain d'automne dans la mer . A Noël, Grand tombe malade
et on le croit perdu. Mais , il guérit sous l'effet d'un nouveau sérum.
Des rats, réapparaissent à nouveau, vivants.
Cinquième partie
C'est le mois de janvier et le fléau
régresse. Il fait pourtant de dernières victimes: Othon, puis Tarrou
qui meurt, serein au domicile de Rieux. Il confie ses carnets au
docteur. Depuis que l'on a annoncé la régression du mal, l'attitude
de Cottard a changé. Il est arrêté par la police après une crise
de démence
Un télégramme arrive chez Rieux : sa femme est morte.
A l'aube d'une belle matinée de février,
les portes de la ville s'ouvrent enfin . Les habitants, libérés
savourent mais ils n'oublient pas cette épreuve "qui les a
confrontés à l'absurdité de leur existence et à la précarité de la
condition humaine."
On apprend l'identité du narrateur: c'est
Rieux qui a voulu relater ces événements avec la plus grande
objectivité possible. Il sait que le virus de la peste peut revenir
un jour et appelle à la vigilance.
La Peste. Commentaire composé d´un extrait.
L'extrait de la Peste que nous étudions ici, relate une scène à l'Opéra municipal, qui sert de mise en abîme dans l'ensemble du roman. Le narrateur utilise les notes de Tarrou pour relater cette représentation.
Texte étudié : La représentation d'Orphée et Eurydice
Il ne s’agit pas pour le narrateur,
porte-parole de l’auteur, d’opposer « le réel » (la peste) à
l’imaginaire (la représentation d’un opéra), mais
d’exprimer implicitement une certaine conception de la fonction de
la littérature et du théâtre (Albert Camus était à la fois un auteur de
romans, un dramaturge et un metteur en scène :
Caligula, Les Justes) ; loin d’être un pur
« divertissement », au sens pascalien du terme permettant au spectateur
et au lecteur de s’évader du monde réel,
la littérature et le théâtre se doivent de rendre compte du réel et
des grands enjeux existentiels, métaphysiques et politiques, de
développer le sens de la vérité et de la justice et
d'inciter à la réflexion et à l'engagement.
La Peste. Commentaire composé d´un extrait.
L'extrait de la Peste que nous étudions ici, relate une scène à l'Opéra municipal, qui sert de mise en abîme dans l'ensemble du roman. Le narrateur utilise les notes de Tarrou pour relater cette représentation.
Texte étudié : La représentation d'Orphée et Eurydice
"Pendant tout le premier acte, Orphée
se plaignit avec facilité, quelques femmes en tunique commentèrent avec
grâce son malheur, et l’amour fut chanté en ariettes.
La salle réagit avec une chaleur discrète. C’est à peine si on
remarqua qu’Orphée introduisait, dans son air du deuxième acte, des
tremblements qui n’y figuraient pas, et demandait avec un léger
excès de pathétique, au maître des Enfers, de se laisser toucher par
ses pleurs. Certains gestes saccadés qui lui échappèrent apparurent aux plus avisés
comme un effet de stylisation qui ajoutait encore à l’interprétation du chanteur.
Il fallut le grand duo d’Orphée et d’Eurydice au troisième acte (c’était le moment où Eurydice échappait à son amant) pour qu’une certaine surprise courût dans la salle. Et comme si le chanteur n’avait attendu que ce mouvement du public, ou, plus certainement encore, comme si la rumeur venue du parterre l’avait confirmé dans ce qu’il ressentait, il choisit ce moment pour avancer vers la rampe d’une façon grotesque, bras et jambes écartés dans son costume à l’antique, et pour s’écrouler au milieu des bergeries du décor qui n’avaient jamais cessé d’être anachroniques mais qui, aux yeux des spectateurs, le devinrent pour la première fois, et de terrible façon.
Il fallut le grand duo d’Orphée et d’Eurydice au troisième acte (c’était le moment où Eurydice échappait à son amant) pour qu’une certaine surprise courût dans la salle. Et comme si le chanteur n’avait attendu que ce mouvement du public, ou, plus certainement encore, comme si la rumeur venue du parterre l’avait confirmé dans ce qu’il ressentait, il choisit ce moment pour avancer vers la rampe d’une façon grotesque, bras et jambes écartés dans son costume à l’antique, et pour s’écrouler au milieu des bergeries du décor qui n’avaient jamais cessé d’être anachroniques mais qui, aux yeux des spectateurs, le devinrent pour la première fois, et de terrible façon.
Car, dans le même temps, l’orchestre
se tut, les gens du parterre se levèrent et commencèrent lentement à
évacuer la salle, d’abord en silence comme on sort d’une
église, le service fini, ou d’une chambre mortuaire après une
visite, les femmes rassemblant leurs jupes et sortant tête baissée, les
hommes guidant leurs compagnes par le coude et leur évitant
le heurt des strapontins. Mais, peu à peu, le mouvement se
précipita, le chuchotement devint exclamation et la foule afflua vers
les sorties et s’y pressa, pour finir par s’y bousculer en
criant.
Cottard et Tarrou, qui s’étaient
seulement levés, restaient seuls en face d’une des images de ce qui
était leur vie d’alors : la peste sur la scène sous
l’aspect d’un histrion désarticulé et, dans la salle, tout un luxe
devenu inutile sous la forme d’éventails oubliés et de dentelles
traînant sur le rouge des fauteuils."
La Peste est
un roman d’Albert Camus publié en 1947 qui permit en partie à son
auteur de
remporter le prix Nobel en 1957. Il a pour théâtre Oran, durant la
période de l’Algérie française. L’histoire se déroule dans les années
1940. Le roman raconte sous forme de chronique la vie
quotidienne des habitants, pendant une épidémie de peste qui frappe
la ville et la coupe du monde extérieur.
Cet extrait se situe au milieu du roman ; la ville d’Oran a été fermée par les autorités à cause de la peste. Des couples et des familles
sont séparés puisque nul ne peut entrer ni sortir de la ville. Une troupe d’opéra, venue jouer l’Orphée de Gluck, est contrainte de rester à Oran et donne un spectacle une fois par
semaine. Ce passage raconte la dernière représentation.
Après avoir précisé son statut, nous
monterons comment le narrateur amène la révélation finale, comment le
"réel" fait irruption dans la fiction et en quoi cet
extrait constitue un "Manifeste".
Le narrateur est externe,
« omniscient » et omniprésent, notamment à travers la figure de l'ironie
("Orphée se plaignit avec facilité", "quelques femmes
en tunique commentèrent avec grâce son malheur") ; les événements
sont perçus à travers le regard des spectateurs (focalisation interne),
mais le narrateur en sait davantage que les
spectateurs, par exemple que les gestes saccadés du chanteur ne sont
pas dus à un effet stylistique.
Le narrateur dispose, tout au long
du texte des « indices » de plus en plus éloquents, mais ce n’est qu’à
la fin du texte, dans le dernier
paragraphe, qu’il écrit le mot « peste ». Le lecteur est alors
amené à relire et à réinterpréter le texte à la lumière de l’explication
finale.
Le champ lexical du théâtre est
présent tout au long du texte et forme un réseau (on parle d’isotopie).
Les termes se rapportent à l’œuvre, aux acteurs
et au jeu (« stylisation », « grand duo », « troisième acte »,
« histrion »), à la mise en scène (« costumes », « bergerie »,
« décor »), au théâtre (« salle », « rampe », « strapontins »,
« sorties », « scène », « fauteuils »), aux spectateurs
(« public », « éventails », dentelles »)
Le comportement du chanteur qui
interprète Orphée est présenté au début du texte comme légèrement
étrange (« C’est à peine si l’on remarqua », « un
léger excès de pathétique »), mais les « gestes saccadés » qui lui
échappent apparaissent aux « spectateurs les plus avisés » comme un
effet de stylisation, c’est-à-dire
comme faisant partie de son jeu.
Le narrateur introduit dans le
deuxième paragraphe de nouveaux « indices d’anomalie » : « pour qu’une
une certaine surprise courût dans la
salle », « « la rumeur venue du parterre », indices de plus en plus
explicites, mais sans que l’explication soit donnée : « il choisit ce
moment pour avancer vers la
rampe d’une façon grotesque, bras et jambes écartés dans son costume
à l’antique, et pour s’écrouler au milieu des bergeries du décor qui
n’avaient jamais cessé d’être anachroniques (sous-entendu
« aux yeux du narrateur ») mais qui, aux yeux du spectateur, le
devinrent pour la première fois, et de terrible façon. »
La réaction des spectateurs et
l’expression « le devinrent pour la première fois et de terrible façon »
montre qu’ils ont compris et le narrateur évoque
le départ du public à l’aide de comparaisons relevant du champ
lexical des funérailles (« comme on sort d’une église », ou d’une
chambre mortuaire », « tête
baissée »)
Le départ des spectateurs tourne à la panique (« pour finir par s’y bousculer en criant »)
Ce n’est qu’au troisième paragraphe que le narrateur donne l’explication, le fin mot de l’histoire (« la peste »)
La « réalité » de la peste fait donc
irruption dans la fiction théâtrale. Elle subvertit les conventions
théâtrales en exhibant brutalement le
caractère artificiel et dérisoire du spectacle, le chanteur en
costume antique et les bergeries anachroniques. Il ne faut cependant
pas oublier qu’il s’agit là d’une « mise en
abyme » et que nous restons à l’intérieur d’une autre convention, la
convention romanesque qui relève, elle aussi de la fiction.
Aède mythique de Thrace, fils du roi
Œagre et de la muse Calliope ou de Polymnie, Orphée savait par les
accents de sa lyre charmer les animaux
sauvages et parvenait à émouvoir les êtres inanimés. Héros voyageur,
il participa à l'expédition des Argonautes.
Son épouse, Eurydice (une dryade),
lors de leur mariage, fut mordue au pied par un serpent. Elle mourut et
descendit au royaume des Enfers.
Après avoir endormi Cerbère, le
monstrueux chien à trois têtes qui en gardait l'entrée de sa musique
enchanteresse, et les terribles Euménides, il réussit à
approcher le dieu Hadès.
Il parvint, grâce à sa musique, à le
faire fléchir, et celui-ci le laissa repartir avec sa bien-aimée à la
condition qu'elle le suivrait et qu'il ne se retournerait
ni ne lui parlerait tant qu'ils ne seraient pas revenus tous deux
dans le monde des vivants.
Mais au moment où ils s'apprêtaient à
sortir des Enfers, Orphée, inquiet de son silence, ne put s'empêcher de
se retourner vers Eurydice et celle-ci lui fut retirée
définitivement.
La légende d’Orphée et d’Eurydice
prend une signification particulière dans le contexte du roman :
l’épidémie de peste qui sévit à Oran. La séparation d'Orphée
et d'Euridyce symbolise la séparation des familles et des couples,
personne ne pouvant entrer dans la ville, ni en sortir ; les spectateurs
se sont rendus au spectacle comme à un rituel pour
exorciser leur peur et pour oublier leurs soucis et ne pas penser à
la mort (thème pascalien du "divertissement") et comme si le théâtre
était un espace sacré, en dehors du réel, au seuil duquel
l’épidémie s’arrêtait.
Le narrateur se réfère implicitement à
la notion de « catharsis » qui, selon le philosophe grec Aristote est
l’essence-même du théâtre :
« Nous voyons ces mêmes personnes,
quand elles ont eu recours aux mélodies qui transportent l'âme hors
d'elle-même, remises d'aplomb comme si elles avaient
pris un remède et une purgation. C'est à ce même traitement dès lors
que doivent être nécessairement soumis à la fois ceux qui sont enclins à
la pitié et ceux qui sont enclins à la terreur, et
tous les autres qui, d'une façon générale, sont sous l'empire d'une
émotion quelconque pour autant qu'il y a en chacun d'eux tendance à de
telles émotions, et pour tous il se produit une certaine
purgation et un allégement accompagné de plaisir. Or, c'est de la
même façon aussi que les mélodies purgatrices procurent à l'homme une
joie inoffensive. » (Politique, Livre I)
Les spectateurs se purifient de leurs
« passions » en éprouvant de la pitié et de la terreur devant le
spectacle du « héros souffrant », mais ce
phénomène ne peut fonctionner qu’à l’intérieur d'un "dispositif
fictionnel" continu ; l’irruption du réel dans la fiction rend la
catharsis inopérante et apporte à l'illusion des spectateurs un
cruel démenti.
Cottard est l’un des personnages
principaux du roman. Après avoir tenté de se suicider, il semble
éprouver du plaisir dans le malheur des habitants. Tarrou lutte,
quant à lui, avec acharnement contre la peste aux côtés du docteur
Rieux. Cottard et Tarrou représentent deux attitudes opposées face au
Mal : le cynisme et le refus et ce n'est pas
un hasard s'ils apparaissent ensemble à cet endroit du roman.
L'épidémie finira par régresser grâce à un vaccin mis au point par
Castel.
La grande leçon du roman est qu'il
convient de se battre contre le Mal, et d'adhérer à la dévise de
Guillaume d'Orange, reprise par la Résistance française, "il
n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour
persévérer."
Ce texte qui prend place au milieu du
roman constitue une interrogation sur le statut de l’œuvre littéraire
et théâtrale, son sens et ses enjeux. Le texte débute
par un commentaire ironique du narrateur : « Pendant tout le premier
acte, Orphée se plaignit avec facilité, quelques femmes en tunique
commentèrent avec grâce son malheur, et l’amour fut
chanté en ariettes. La salle réagit avec une chaleur discrète. » qui
souligne le caractère artificiel, « anachronique » et dérisoire du
spectacle.
Albert Camus, proche des conceptions
esthétiques et dramaturgiques de Jean Vilar, créateur du festival
d'Avignon, est partisan d'un théâtre populaire et accessible
et souhaite réduire le spectacle au jeu des acteurs en évitant de
faire du plateau un "carrefour des arts" (peinture, architecture,
musique, machinerie, etc.)
Cette conception du théâtre n'est pas
non plus sans faire penser au "théâtre de la cruauté" d'Antonin Artaud,
bien que la conception d'Artaud soit plus métaphysique
que politique ou éthique : "Poursuivant sa quête d'un théâtre du
rêve et du grotesque, du risque et de la mise en danger, Artaud écrit
successivement deux manifestes du Théâtre de la
Cruauté : « Sans un élément de cruauté à
la base de tout spectacle, le théâtre n'est pas possible. Dans l'état
de dégénérescence où nous sommes c'est par la
peau qu'on fera rentrer la métaphysique dans les esprits. » (1932). Le 6 avril 1933, paraît un recueil de textes sous le titre Le Théâtre et son double dont Le Théâtre et
la peste, texte d'une conférence littéralement incarnée, plus
que prononcée, Artaud jouant les dernières convulsions d'un pestiféré
devant une assistance atterrée puis hilare."
Sources bibliographiques:
Véronique Anglard , La Peste d'Albert Camus (Nathan)
Kléber Haedens Une Histoire de la Littérature française, Grasset 1970
Dictionnaire des Grandes Oeuvres de la Littérature française, Jean-Pierre de Beaumarchais, Daniel Couty (Editions larousse)
Kléber Haedens Une Histoire de la Littérature française, Grasset 1970
Dictionnaire des Grandes Oeuvres de la Littérature française, Jean-Pierre de Beaumarchais, Daniel Couty (Editions larousse)
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